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— Oui, je sais, ça va à l’encontre de ce que je viens de vous dire sur le fait que les méchants ne s’inspirent pas de la fiction, mais là, c’est la fiction dans la fiction, vous voyez, ça reste donc de la fiction.

— Je vois.

— Bref, passons. Puis Judith invente le dénouement, censé révéler ce fameux lieu où se trouvent les victimes.

— Elle écrit elle-même la fin. Une dizaine de pages sur les cinq cents que compte le manuscrit.

— Oui, elle se débrouille comme elle peut, elle doit faire des choix, prendre des décisions qui n’auraient peut-être pas été celles de l’auteur, mais elle s’en sort plutôt bien. Et elle trouve un titre ironique, Le Manuscrit inachevé, puis elle envoie le livre à un éditeur qui le publie aussitôt.

— La plus belle arnaque de l’édition. Publier un livre qu’on n’a pas écrit et volé à un autre…

— Exactement, sauf que là, ça se retourne contre elle. Bien sûr, elle obtient la gloire, jusqu’à ce que la police débarque chez elle. Une seule personne savait que les meurtres décrits dans le livre existaient vraiment : l’assassin. Elle comprend alors qu’Arpageon était un véritable tueur en série, qu’il avait écrit sa propre vie. Et que, en lui dérobant son histoire, elle s’emparait de sa place.

La journaliste, qui prenait des notes, avait une écriture illisible.

— Et le piège se referme sur elle. Belle idée, un twist de fin, je dois l’avouer, très réussi.

— Merci.

— C’est sincère. C’est aussi une belle mise en abyme de votre métier. Vous, la romancière, qui raconte l’histoire d’un écrivain, Arpageon, qui raconte l’histoire d’un écrivain, Kajak Moebius. Et tous ces personnages imbriqués sont à l’évidence torturés. C’est comme une plongée dans la psyché de l’être humain, dans le labyrinthe de l’esprit, en quelque sorte, jusqu’à ses couches les plus profondes. Kajak Moebius étant monolithique, bestial, une représentation de l’instinct de violence. Arpageon, lui, est plus nuancé, traversé de peurs et d’obsessions. Un peu à votre image, non ?

— Je ne sais pas, je… J’aurais l’impression que, sans ça, je n’aurais rien à raconter. J’ai besoin que mes personnages souffrent. C’est comme… des flashes, lorsque j’écris. Des espèces de coupures au couteau dans ma tête.

La journaliste jeta un œil vers l’attachée de presse, puis se racla la gorge.

— Un rapport avec votre passé ?

— J’ai eu une enfance heureuse, normale, si c’est ce que vous voulez savoir. Il ne faut pas toujours chercher derrière les écrivains de thrillers des êtres tourmentés ou des psychopathes.

— Il y a souvent une raison enfouie qui pousse à écrire, mais passons. La scène de fin se déroule sur les falaises d’Étretat, au niveau de la passerelle et de l’aiguille que vous appelez l’Aiguille creuse. Après Stephen King, un hommage à Maurice Leblanc ?

— Maurice Leblanc, Conan Doyle, Agatha Christie… Un hommage à la littérature policière de manière générale, au whodunit, « qui a fait le coup ». Mais ne parlez pas de la fin dans votre article, s’il vous plaît.

— Bien sûr. Passons à autre chose. Quand on a des connexions avec la police comme moi, qu’on s’intéresse un peu aux affaires criminelles, ce n’est pas compliqué de trouver des points communs entre le mode opératoire du tueur de votre roman et celui d’Andy Jeanson, qui n’a rien de virtuel, lui.

Les doigts de Léane se crispèrent autour de son verre.

— Peut-être, je m’inspire aussi de l’actualité. Et alors ?

Géraldine Scordel posa son stylo, ôta ses lunettes et se massa les yeux.

— Écoutez, je ne vais pas y aller par quatre chemins. J’ai appris, de source sûre, qu’une certaine Sarah Morgan est l’une des victimes du « Voyageur », même si le tueur en série n’a toujours pas livré l’emplacement du corps. Je sais aussi que son procès n’a pas encore eu lieu, que l’affaire est sensible, et je ne prendrais pas le risque d’en parler dans mon article sans que vous me donniez votre version des faits. Je sais que vous tenez à rester anonyme, mais imaginez ceci : Enaël Miraure est en fait une femme, et elle se confie sur le drame qu’elle a vécu — la disparition de sa fille, il y a quatre ans —, et sur tout ce qui a suivi, jusqu’à l’arrestation du tueur en série Andy Jeanson il y a deux ans.

Elle se tourna vers l’attachée de presse.

— Ce n’est plus une double page mais un dossier de six pages que je vous garantis. Avec une mise en avant pareille, on va faire exploser les compteurs, pour vous comme pour nous. Carton assuré.

Lorsqu’elle revint vers Léane, celle-ci se tenait debout, les deux poings sur la table.

— Et ma vie à moi, vous y pensez ? Allez vous faire foutre ! Lâchez un seul mot sur mon identité ou sur cette affaire, et je vous colle un procès au cul pour diffamation et atteinte à la vie privée, à vous et à votre magazine.

Elle enfila son manteau, prit son sac et quitta le café sans se retourner. Pam la rattrapa sur le trottoir.

— Je suis désolée, Léane. J’ignorais qu’elle irait sur ce terrain-là.

— T’étais dans le coup, c’est ça ?

— Jamais de la vie. Mince, tu m’en crois capable ? Tu connais Scordel, c’est une pro. Je vais arranger les choses, elle ne parlera pas de tout ça, si c’est ce que tu souhaites. Mais si…

Léane héla un taxi.

— Évidemment, que c’est ce que je souhaite ! Il n’y a pas de « mais si », Pam. C’est hors de question. Je n’ai pas passé dix ans de ma vie à cacher qui j’étais pour tout détruire avec une histoire sordide. Plus jamais on n’aborde le sujet, point barre.

— Comme tu veux. Et pour l’entretien avec Libé à 18 h 20 ?

— Non.

— On ne peut pas faire ça.

— Si, on peut, la preuve. Et veille à ce que rien ne soit divulgué, ou je t’en tiendrai pour responsable.

La romancière s’engouffra dans le véhicule, annonça son adresse au chauffeur et renversa sa tête sur la banquette. Quel cauchemar ! Au fond d’elle-même, elle s’était attendue à un épisode de ce genre. Il fallait bien que, tôt ou tard, un journaliste mieux renseigné que les autres aborde le sujet. Une romancière à succès qui écrit des histoires de viols, de meurtres et d’enlèvements, et qui vit les drames de ses propres livres, sûr que ça fait vendre du papier.

Le taxi la déposa avenue du Président-Wilson, dans le 16e, à une centaine de mètres du palais de Tokyo et du Musée d’art moderne. Une fois dans son soixante mètres carrés, elle alluma la radio d’un geste mécanique et se versa un nouveau verre de blanc. Elle savait déjà que deux autres suivraient avant le coucher. Picoler était le meilleur moyen d’affronter le vide abyssal de ses soirées. Elle détestait les réceptions, les cocktails, les rencontres où les gens venaient pour s’afficher. Le brillant, le factice, très peu pour elle. Même cet appartement, Paris, ses lumières lui semblaient étrangers.

Malgré la fatigue, Léane se connecta à son compte Facebook Enaël Miraure, quatre-vingt mille fans, surtout des femmes. Sur la photo de profil, que son éditeur avait achetée sur une banque d’images, Enaël était brun aux yeux gris, cheveux courts, la quarantaine, physique à la Eastwood. Léane avait des cheveux blonds ondulés jusqu’aux épaules, un fin nez retroussé, les iris au bleu variable en fonction de la luminosité.

Sur le sujet de l’usurpation d’identité, la journaliste ne s’était pas trompée, mais Léane avait besoin de se glisser dans la peau d’Enaël, de ressentir sa masculinité, son assurance. Parfois, en tant que Léane, elle subissait une forme d’angoisse inexplicable devant la feuille blanche. Souvent, quand la nuit tombait, une espèce de main crochue remontait dans sa gorge pour la bâillonner, l’étouffer. Comme si Enaël Miraure était prisonnier au fond d’elle et qu’il cherchait à sortir.