— Je ne sais, señorita, le connaissez-vous donc ?
— Qu’importe.
À ce moment, Pedro marchait devant la Recuerda. Il était dans l’encoignure sombre d’une étroite voûte de pierre. À la réponse surprenante de sa compagne, le garde civil voulut se retourner, mais il n’eut point le temps d’effectuer ce mouvement. En une minute, avec une force surprenante de la part d’une femme, avec une habileté qu’elle tenait sans doute de son long séjour parmi les apaches parisiens, la Recuerda se jetait sur son guide. Et, quelques secondes après, sans qu’il eût pu se défendre, sans qu’il eût osé appeler à l’aide, Pedro, le pauvre garde civil, était étroitement ligoté, bâillonné ; la Recuerda le considérait avec un sourire amusé.
— Mon beau Pedro, murmura l’extraordinaire aventurière à l’oreille du garde civil, vous songerez à ma marque si vous voulez vous distraire, vous songerez aussi, pour vous en repentir, au rapide abandon que vous avez fait de la malheureuse Pepita. D’ailleurs, je ne vous veux point de mal, j’ai seulement besoin d’agir seule.
La Recuerda traîna jusqu’à un soupirail le malheureux garde civil, plus mort que vif. Elle le jeta de force dans une cave, elle rit en entendant son corps rouler lourdement sur le sol.
— Bonne nuit, caballero ! cria la Recuerda. L’Escurial est visité tous les huit jours, si je ne me trompe, vous ne mourrez pas, on vous sauvera.
Et, ayant dit, la Recuerda, furtive, se glissa le long d’un corridor, avant de monter par le grand escalier.
17 – DRAME À L’ESCURIAL
— Quelle bâtisse, nom d’un chien, c’est pire qu’une caserne, dans le style d’une prison et gai comme le Mont-de-Piété.
Sans le moindre respect pour la majesté, indiscutable cependant, de l’Escurial, Fandor contemplait l’énorme château, une moue dédaigneuse aux lèvres, nullement conquis par l’aspect rébarbatif de la demeure royale.
Pourquoi Fandor se trouvait-il donc à l’Escurial ?
Lorsque le jeune homme avait appris par Delphine Fargeaux qu’Hélène devait être en Espagne, Fandor, en réalité, n’était pas du tout persuadé de la chose, ne tenait nullement pour démontré que la fille de Fantômas fût réellement aux mains de l’infant.
Toutefois, Fandor n’avait pas hésité lorsqu’il s’était rencontré à la Boîte à Joseph avec la Recuerda que lui déléguait Fantômas, à affirmer à cette dernière qu’Hélène se trouvait à l’Escurial.
Fandor, sachant que Juve était prisonnier de Fantômas – puisque le sinistre bandit avait eu la cruauté de faire dérouler cinématographiquement devant Fandor les phases de la captivité du policier – avait décidé que la meilleure façon de sauver Juve était encore de retrouver Hélène pour s’attirer si possible la bienveillance momentanée de Fantômas.
***
Vingt-quatre heures plus tard, Fandor était installé à l’Escurial de Abajo, dans une mansarde qu’il avait louée à un paysan et il commençait à rôder aux environs du palais.
Fandor était d’humeur détestable. Il avait pu se convaincre de l’état d’âme tout particulier des habitants du village. Les interroger sur l’Escurial, sur ceux qui y demeuraient, était chose inutile. Tous se taisaient, frappés de stupeur dès que l’on prononçait le nom du palais. Ils se signaient lorsque l’on voulait savoir au juste ceux des grands seigneurs de l’Espagne qui habituellement y demeuraient.
N’ayant rien pu tirer des Espagnols, Fandor s’était rabattu sur le personnel du superbe Palace, édifié par les soins d’une compagnie anglaise au village même, pour abriter les nombreux touristes.
Malheureusement, les gens de l’hôtel, des « civilisés, ceux-là », comme disait Fandor, ne connaissaient rien de l’Escurial. Tout ce qu’ils en savaient, c’est qu’à certaines dates, des visites étaient autorisées moyennant finance.
— Quels idiots ! grommelait Fandor, je n’ai rien à faire dans la partie du palais où l’on autorise les touristes à promener leurs guêtres jaunes.
« Ça va, songeait Fandor en renonçant à faire bavarder ceux qu’il interrogeait, il paraît que les habitants de l’Escurial sont des gens qu’on n’approche pas facilement et que le populaire ignore.
Têtu comme il l’était, Fandor ne pouvait pourtant pas se décider à renoncer à voir l’infant don Eugénie. Il était venu en Espagne pour cela.
Après cinq jours passés dans le pays, Fandor n’était cependant pas plus avancé qu’au moment de son arrivée.
Certes, il avait bien remarqué que l’Escurial était construit en forme de gril pour rappeler le supplice de certains martyrs chrétiens, couchés jadis dans la Rome païenne, sur des grils chauffés au rouge, mais cette particularité laissait le journaliste indifférent. Il avait cru deviner, d’après les dires d’un garde civil qu’il avait grisé un soir, que la partie nord du château était, en général, l’endroit où se trouvaient les appartements réservés aux infants.
— Si don Eugenio est à l’Escurial, se disait Fandor, contemplant mélancoliquement les petites fenêtres étroites percées dans la façade du château, il est quelque part par là. Mais comment diable arriver jusqu’à lui ?
En bonne tactique, Fandor avait naturellement essayé de télégraphier, d’écrire, de faire porter un message à don Eugenio, mais ce billet était demeuré sans réponse, ses messagers n’avaient pu dépasser le corps de garde.
— Puisqu’on ne veut pas me recevoir, songeait le journaliste, j’entrerai de force, et voilà tout.
Mais c’était là une entreprise téméraire en son principe, impossible peut-être, en fait. Il est impossible d’entrer à l’Escurial sans posséder, soit le mot de passe qui fait fléchir les consignes les plus sévères, soit une lettre d’audience dûment timbrée, signée, paraphée, par le colonel commandant le château. Or, Fandor, bien entendu, ne possédait ni l’un ni l’autre.
— Eh bien tant pis, murmurait-il, tout en faisant le tour de l’énorme palais, j’entrerai par une petite porte, par une gouttière, par n’importe quoi, mais j’entrerai. Je suis venu pour voir don Eugenio, je le verrai.
Or, au tournant d’une muraille, Fandor sursauta d’étonnement en apercevant un homme tranquillement assis sur l’herbe et serrant entre ses jambes une volumineuse bouteille d’alcool, à laquelle il semblait puiser avec complaisance.
— Ça, c’est pas ordinaire, pensa le journaliste, que diable fait-il ici, ce coco-là ?
Bâti, en effet, sur le sommet désert d’une haute colline, l’énorme Escurial est toujours désert. Nul ne s’approche de lui, nul n’ose longer ses murailles et Fandor déjà commettait une sorte de sacrilège en les suivant comme il le faisait.
Or, l’homme qu’il apercevait à l’improviste, un individu qui n’était point vêtu en Espagnol, qui paraissait plutôt quelque Allemand, quelque Italien, était vautré sur l’herbe et aussi tranquille, en apparence, que s’il s’était trouvé à des centaines de kilomètres du sinistre bâtiment.
— Ça, reprenait Fandor, en considérant toujours l’homme, occupé à boire, c’est un lascar original.
Et Fandor supposait immédiatement que ce passant devait être un employé de l’hôtel, ayant fini sa journée de travail et venu là pour respirer le bon air.
Or, Fandor, immédiatement, tentait d’entrer en conversation. Il s’approchait du buveur et, familièrement, en bon français, le questionnait :
— Et alors, camarade, ça va la boisson ? C’est sucré ? Vous n’avez pas l’air de vous embêter.
L’autre ne répondit point, mais rit d’un rire niais, large et satisfait. C’était un homme assez grand, semblait-il, qui avait le visage le plus étonnant du monde : des sourcils épais, fournis, dessinaient un rond presque régulier autour de ses yeux et se rejoignaient au milieu de son front. Une moustache mal taillée, coupée dru, embroussaillait ses lèvres, cependant qu’une barbiche épouvantablement sale cachait son menton.
— Dites donc, reprenait Fandor, qui êtes-vous ? et de quel pays ? Je suis français, moi.
— Je suis auvergnat, fouchtra !