Au vieil homme, le monsieur distingué, répondait aimablement.
Celui-ci en veine de confidence, déclarait :
— Je suis M. Person, entrepreneur de maçonnerie, à Saint-Ouen. J’ai là une très grosse affaire qui me rapporte bien et cependant le métier est dur, il faut tout le temps aller et venir, se coucher tard, se lever de bonne heure.
— Ah ! fit son jeune interlocuteur, qui paraissait médiocrement intéressé. Cependant, il répondit, lorsque le vieux monsieur lui demanda, par politesse :
— Et vous, monsieur, vous êtes sans doute aussi dans les affaires ?
— Oui, comme cela. Par moments. Il y a une chose dont je m’occupe beaucoup et qui m’intéresse énormément, c’est l’automobile.
— Cette voiture qui est à l’entrée du café serait-elle à vous ?
— Précisément, monsieur.
— Elle est superbe, c’est au moins une quarante-chevaux.
— Oh non, monsieur, simplement une vingt-cinq et je vous assure que c’est bien suffisant. J’en suis d’ailleurs enchanté, elle a une conduite intérieure ce qui permet de sortir par tous les temps sans être obligé de se déguiser en ours polaire.
L’entrepreneur de maçonnerie murmura, le regard vague :
— J’aimerais joliment une machine comme cela. Voilà qui serait commode pour faire mes courses, pour aller voir mes chantiers.
L’automobiliste proposa gracieusement :
— Si cela vous intéresse, je pourrais vous la faire essayer un jour.
— Vraiment, monsieur, répliqua Person, dont le regard s’illumina, ce serait joliment aimable à vous. Vous en vendez peut-être des automobiles ?
— Non, monsieur, mais au besoin, vous savez, tout propriétaire d’auto est marchand à l’occasion.
L’entrepreneur de maçonnerie se rapprocha de son interlocuteur :
— Écoutez, monsieur, je m’en vais vous faire une proposition. D’abord vous allez me permettre de vous offrir un bock, puis ensuite je vous demanderai si ce n’est pas indiscret de savoir où vous allez ?
— Quand cela, monsieur ?
— Ce soir même.
— Mais, je ne sais pas. Nulle part. Je rentre chez moi tout à l’heure.
— Écoutez, fit M. Person, qui parlait de plus en plus bas, je m’en vais vous dire : je ne suis pas superstitieux, loin de là, mais enfin ces histoires de spectre… Je suis comme tout le monde. Et puis, je n’hésite pas à vous le dire, j’ai précisément de l’argent sur moi, beaucoup d’argent. Peut-être une vingtaine de mille francs. Alors vous comprenez, comme le dernier tramway est parti, il va falloir que je rentre à pied. Que je traverse le pont Caulaincourt, et franchement, je l’avoue sans fausse honte, cela m’inquiète, m’ennuie. Eh bien, ne pourriez-vous pas, pour me faire essayer votre voiture, me conduire de l’autre côté du pont ? Cela ne vous détournerait pas beaucoup avec une auto, c’est l’affaire de deux minutes.
— Si ce n’est que cela, monsieur, la chose est bien facile, et je serai enchanté de vous rendre ce service. Un autre bock ?
— Oui, répliqua M. Person, je veux bien, mais c’est moi qui paie. J’y tiens absolument.
Une demi-heure plus tard, ils quittaient le café. L’automobiliste fit monter l’entrepreneur dans sa voiture, mit celle-ci en route, puis vint s’installer au volant, à côté de son nouvel ami.
Le véhicule démarra doucement :
— C’est une belle machine, déclara l’automobiliste, au moment où, passant devant l’Hippodrome, le véhicule s’engageait sur le pont Caulaincourt. Voyez, sans élan, nous montons en troisième vitesse. La conduite est très simple, on n’a absolument à s’occuper que de la manette des gaz. J’ajoute que l’un des gros avantages de la prise directe…
M. Person l’avait interrompu d’un cri :
— Ah, mon Dieu, que faites-vous ? Qu’est-ce que c’est ? Où allons-nous ?
Brusquement le véhicule obliquait, et les voyageurs subissaient le contrecoup d’un choc déterminé par la roue qui montait sur le trottoir. Person avait une extraordinaire vision : il lui sembla soudain qu’entre lui et le pilote de la voiture, venait de se dresser un troisième personnage, un être au visage blafard, aux yeux ternes, un homme en habit, puis soudain l’entrepreneur de travaux poussait un nouveau cri, un cri de douleur cette fois. Quelque chose l’aveuglait, lui brûlait les yeux.
Puis ce fut un grand choc qui ébranla le véhicule, des éclats de vitres jaillirent de toutes parts. Person gémit, puis s’écroula.
***
— Où suis-je. Qu’est-ce qu’il y a ? que m’est-il arrivé ?
Le vieil entrepreneur ouvrit les yeux, demeura interdit.
Il était étendu par terre. Il avait froid. Machinalement il porta la main à la poitrine, s’aperçut que celle-ci était découverte. On avait déboutonné ses vêtements, défait son col et sa cravate. Autour de lui se pressait une foule aux yeux exorbités. Quelqu’un qui le soutenait sous l’épaule l’interrogea :
— Vous vous sentez-vous mieux ?
Person se relevait péniblement.
— Merci : je vais mieux, en effet. Mais que m’est-il arrivé ?
Il se redressait à peine qu’il poussait un cri, en apercevant, non loin de lui, la voiture automobile dans laquelle il était monté avec un personnage rencontré chez Walter. La voiture avait été donner de l’avant contre le parapet du pont, elle était penchée sur le côté, en piètre état.
Un homme s’approcha, écartant autoritairement la foule, il était suivi de deux agents de police, il s’adressa à Person :
— Monsieur, fit-il, je suis inspecteur de la Sûreté. Cette voiture vous appartient-elle ?
— Mais non, répliqua l’entrepreneur, je suis monté dedans tout à l’heure avec son propriétaire ; nous avons eu sans doute un accident et puis j’ai perdu connaissance, je ne sais pas ce qui s’est passé.
Le policier qui interrogeait M. Person n’était autre que Léon, l’inspecteur de la Sûreté qui faisait équipe avec Michel et ce soir-là le remplaçait dans la surveillance quotidienne du pont Caulaincourt.
Léon, un excellent homme, ancien subordonné de Juve, portait sur son visage la trace indélébile de la cruauté de Fantômas : Léon en effet était borgne. Quelques mois auparavant, il avait perdu un œil dans un effroyable accident dont la cause avait été déterminée par le Roi du Crime.
— Il m’a semblé, dit l’entrepreneur, qu’à un moment donné, j’ai vu tout d’un coup surgir le fantôme dans la voiture.
Tandis que certains agents recherchaient le propriétaire de l’automobile qui avait disparu, l’un d’eux qui fouillait le véhicule poussait un cri :
— Non, ce n’est pas possible.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
L’agent sortit de l’intérieur de la voiture, il tenait des vêtements, des vêtements noirs, fins et souples, et un plastron blanc.
— Encore, grogna Léon.
Il s’approchait de l’agent, mais il s’arrêta court. Derrière lui, un gémissement venait de retentir, qui s’était échappé des lèvres de M. Person.
— Volé, murmurait Person, volé, je n’ai plus mon portefeuille. Disparu.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Oui, monsieur, j’ai été odieusement dépouillé. Figurez-vous que j’avais vingt mille francs en billets de banque. Ils ont disparu. Ah, mon Dieu, ah, mon Dieu !
***
— Enfin, mon cher Juve, y comprenez-vous quelque chose ?
— Rien, dit Juve.
Le policier se trouvait au Palais de Justice, dans le cabinet du juge d’instruction qui avait remplacé l’infortuné Mourier, mystérieusement assassiné quarante-huit heures plus tôt.
Or, le magistrat qui avait pris la suite du défunt n’était autre que M. Fuselier, juge habile et documenté, qui, à maintes reprises, avait eu à intervenir dans des procès, dans des enquêtes auxquelles Juve était mêlé, et non pas Juve tout seul, mais encore et aussi Fandor, enfin et surtout, Fantômas.