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Ma vie devenait chaque jour plus dure. Il est vrai que des harengs séchés avec des oignons ne coûtent pas cher, mais cela ne nourrit pas son homme. À la poursuite des kopecks qui détalaient, je me retrouvai un jour dans un immeuble aux innombrables bureaux et escaliers aussi pénibles que la vie. L’un des rédacteurs adjoints à qui j’avais demandé du travail était un homme aimable et consciencieux. «  Pour les thèmes socialement importants, me dit-il, il faudra patienter : chaque chose en son temps ; quant aux grands hommes, il n’y a pas de problèmes, servez-vous. » Là-dessus, il prit une chemise et en sortit une feuille de papier : une colonne de noms, rayés pour la plupart («  Du travail pour les rayés », pensai-je). Le rédacteur adjoint se gratta le nez d’un air contrarié : «  Rapides, les petits jeunes ! Ils m’ont déjà raflé toute la série. Mais voyons, il en reste un. Tenez : Bacon. À vous de jouer. Quarante mille signes. Pour le grand public. Attendez que je le… » Il tendit sa main armée d’un crayon vers Bacon, mais je l’arrêtai : «  Sur lequel dois-je écrire ? – Comment cela, sur lequel ? s’étonna l’aimable homme, il n’y a qu’un seul Bacon, c’est lui votre sujet. – Il y en a deux. – Vous confondez. – Je ne confonds pas : Roger et Francis. » Le visage du rédacteur ne s’assombrit que pour un instant. «  Tant pis, dit-il avec un geste conciliant de la main, va pour les deux. Écrivez : “Les Frères Bacon”. Soixante mille signes. – Voyons, insistai-je, comment auraient-ils pu être frères, puisque l’un avait trois cents ans de plus que l’autre ! » Le visage du rédacteur perdit son air aimable ; il se leva brusquement et lança : «  Vous êtes tous pareils, vous autres. On essaie de vous aider, mais au lieu de… Eh bien, sachez que vous n’aurez ni les deux, ni même un seul : aucun. » Sous le coup de la colère, il raya le célèbre savant, fit claquer la chemise et s’engouffra dans l’une des portes. Il ne me restait plus qu’à sortir par l’autre.

Inutile d’évoquer toutes les mortifications. Je n’en choisirai qu’une dernière, et cela suffira. Un jour, mes amis m’avaient muni d’une lettre de recommandation pour un expert en journalisme. Je m’étais imaginé que, pris dans le courant tumultueux de l’actualité, je pourrais me remettre à flot plus facilement. Le journal auquel appartenait l’expert en question était, bien entendu, rouge, mais l’expert même avait un teint, je dirais rouge tacheté de jaune. On se mit d’accord pour une série d’articles satiriques sur des thèmes-clés et «  sensibles », pour reprendre le mot de mon nouveau protecteur. «  Ce serait bien d’avoir un titre général », suggéra-t-il. Après un moment de réflexion je proposai : “Chez nous”. Le titre lui plut. Je touchai l’avance et me mis au travail. Je choisis un thème qui me semblait donc particulièrement sensible et intitulai mon article : “Treize moyens de se repentir”. Mon texte se présentait comme un guide pratique où j’avais énuméré tous les moyens de se repentir, en commençant par une lettre ouverte dans un journal, et jusqu’à… Quand le regard de l’expert arriva au «  jusqu’à », il se mit à secouer la tête d’un air de profond reproche. Le ton de la plus extrême complaisance fit place au ton de la plus extrême méfiance. Cependant, je ne pouvais plus lui rendre l’avance : il me fallait bien le payer avec des mots. En fin de compte, je vis ma signature sous une colonne imprimée en petit corps, mais seul le premier tiers de l’article était de moi, quant à la suite… Je refusais d’en croire mes yeux. Le journal à la main, je me précipitai à la rédaction. Lorsque j’eus fini de m’indigner, l’expert dit d’un ton tranchant : «  Vous n’êtes pas du métier. Moi, si ; et je vais vous dire la seule manière dont on puisse travailler ensemble : vous apportez les faits, la matière à traiter (c’est vrai que vous avez l’œil), quant aux conclusions… Ne vous en déplaise, c’est nous qui nous en chargeons. » Ahuri, je me taisais. Il comprit. Nous nous fîmes un signe de tête et je partis. Regardez, nous sommes déjà au cimetière !

En effet, l’enfilade des souvenirs nous avait conduits jusqu’à la vaste et calme demeure des morts qui éparpillait ses croix de bois sur les collines.

— Vous n’êtes pas fatigué ?

— Un peu.

À travers le portail nous passâmes derrière la grille. Le sentier nous conduisit d’abord tout droit, puis se mit à monter en zigzaguant entre les vieilles croix courbées.

— Si on s’asseyait un moment.

— Pourquoi pas. Tenez, ici.

Nous nous installâmes sur l’herbe drue comme un hérisson. L’attrapeur de thèmes étendit ses longues jambes et promena son regard sur les flèches qui surmontaient les croix :

— Eh oui. Si vous êtes venu dans ce monde affairé, vivez votre vie et partez.

Je le regardai sans répondre. La fatigue creusait les traits anguleux de son visage. Et, comme s’il finissait de serrer quelque boulon récalcitrant, il ajouta :

— Je voudrais une place. Avec réservation. La couchette du bas, la meilleure. Et pour l’éternité ! Enfin… des âneries.

D’un mouvement familier, sa main gauche se prit à dansoter sur le revers de son manteau.

— Ce n’est pas la première fois que je me retrouve ici, chez les morts. Ma pensée m’y a déjà conduit. Je réfléchis toujours en marchant : il m’arrive de parcourir toute la ville, et quand il n’y a plus de rue où je n’aie mis les pieds, c’est alors que je viens ici, dans ce lieu de silence. Je connais le vieux gardien ; sa maisonnette est juste là, près de la grille. Un jour il m’a raconté un incident des plus curieux. Il y a des choses qui ne s’inventent pas. C’est arrivé juste avant l’aube. Le vieux gardien entend du bruit : un objet métallique qui gratte la pierre. Un coup de fil à la milice, une brigade arrive, et tout le monde avance à pas de loup entre les tombes, en direction du bruit. L’une des cryptes est éclairée. Ils s’approchent. Passent la tête dans l’entrée : au-dessus du cercueil ouvert, une lampe de poche dans la main, un dos et des coudes qui bougent. Ils foncent, ils l’écartent, et voilà ce qu’on découvre : le voleur tient une pince, et dans la pince, une dent en or ! Un dentiste en son genre. Et, toujours d’après le gardien, l’arracheur de dents n’arrêtait pas de pester pendant qu’on l’emmenait au poste : «  De quel droit empêchez-vous un honnête travailleur de faire son travail ? Après tout le mal que je me suis donné pour l’arracher, voilà qu’on m’emmène au trou ! »

J’ai donc essayé – vous conviendrez que c’était tentant-de développer cette histoire en récit. Il doit encore traîner quelque part chez moi. Le schéma était le suivant. Un cambrioleur, plus très jeune, respectable (dans son milieu, bien entendu). Dommage que j’aie oublié son nom ; il était pourtant bien trouvé. Bon, peu importe : mettons, Fédor Pépin. Pépin fait du travail net, propre, sûr. Mais avec les années, le voilà victime d’un mal extrêmement gênant pour un voleur : il perd l’ouïe. Un homme âgé ne peut changer de métier comme de chemise. Pépin continue de faire ce qu’il faisait. Ses doigts maîtrisent parfaitement la technique même dans les situations les plus difficiles, mais pour ce qui est d’entendre… Un jour, on le prend la main dans le sac : première condamnation. Pépin a tout le temps de méditer sur le thème : «  La vie, c’est pas du gâteau ». Enfin il sort. Sans moyens. En quête de ce que l’on appellerait un travail honnête. À son âge, il se contenterait de peu. Pensez-vous ! Quand des milliers de jeunes sont au chômage, qui voudrait d’un homme sourd et sans qualification ? Au pied du mur, il reprend son métier. Deuxième condamnation. Pépin récidiviste. Conduit au bureau de l’identité judiciaire. Les doigts pressés contre une plaquette enduite de cire. Quand on le rejette dans la vie, il a l’impression qu’il lui manque quelque chose au bout des doigts, quelque chose qu’on lui a volé, et qu’on a enregistré, et qu’on a archivé. Sans ce petit rien, tout sera encore plus difficile. Le vieux cambrioleur n’aime pas, n’a jamais aimé tous ces prétentieux à l’ouïe fine. Il n’a même plus confiance en ses collègues. Il a l’impression qu’ils gloussent derrière son dos et se moquent de Fédor Pépin, le nigaud qui n’entend plus. Désormais, impossible de voler les vivants ; il n’y a plus qu’à pratiquer parmi les morts. «  Ceux-là, pense Pépin, les lèvres fendues dans un sourire triomphant, ils sont encore plus durs d’oreille que moi. » Mais les cadavres donnent aussi du fil à retordre. Jadis, on les habillait avec du luxe : robe de dimanche, habit d’apparat, bagues et anneaux sur les doigts figés, chaussures vernies au bout des jambes raides. Alors qu’aujourd’hui tout le monde est pauvre, tout le monde est radin ; on cherche – si ce n’est pas une honte ! – à fourrer un homme dans son cercueil juste avec ses chaussettes et sa veste mangée aux mites (il ne va tout de même pas faire le beau dans sa boîte !). «  Si cela continue comme ça, pense Pépin comme il rentre une nuit d’un cimetière de banlieue, pataugeant dans les flaques, les gens finiront par y penser, c’est sûr : sans même le laisser refroidir, ils vont extirper l’or de sa bouche muette, et cela, sans s’y connaître, à la va-vite, sans méthode – ils s’en fichent. Et moi, ils m’enlèvent le pain de la bouche. » Un jour, comme d’habitude, Pépin va travailler : il reste un moment au carrefour, la main en pavillon, des fois qu’un glas funèbre sonnerait dans les parages. Rien. Que des murmures et de vagues bruits. Il va rôder du côté du magasin de cercueils ; il arrive que là aussi on trouve une piste : personne. Il va jusqu’au parvis de l’église la plus proche. Sur les marches, une femme vêtue de noir. Il se dépêche d’entrer : ça y est ! En voilà un, entouré de ses cierges, et la famille prospère et proprement vêtue. «  Voilà un bon signe, pense Pépin, mais comment deviner ce qu’il a comme dents, en or ou en plomb ; qui sait, il n’en a peut-être pas du tout ; à cheval offert on ne regarde pas les dents. » Cependant le prêtre et le diacre s’approchent de l’autel, un cierge en allume un autre, et la voix lointaine du chœur que Pépin devine plus qu’il n’entend, promet le repos éternel parmi les saints dans le pays où il n’y a plus ni tristesse ni soupirs. Le vieux Fédor pense qu’il partira bientôt à son tour se coucher sous l’herbe verte ; il soupire et se signe. Mais la cérémonie du dernier baiser réveille en lui le professionnel. Les mains pieusement jointes sur la poitrine, il prend place parmi les fidèles et avec eux s’avance vers le cercueil. Voici une marche recouverte de drap. Pépin se penche et jette un regard pénétrant sur les lèvres bleuies et rigides : légèrement desserrées, elles laissent échapper un mince éclat d’or. Pépin appose un baiser cérémonial et s’écarte : sur son visage, la satisfaction sereine et la gravité d’un homme prêt à accomplir jusqu’au bout son pénible devoir. L’un des proches jette sur Pépin un regard plein de respect et murmure à l’oreille de son voisin : «  Quelle belle mélancolie ! » Le cortège se met en marche. Les jambes rhumatisantes du voleur lui obéissent mal, mais il ne peut s’arrêter au milieu du gué. Il suit le corbillard en traînant les pieds au milieu de la foule des amis et des proches. Un jeune lui offre le bras avec respect. Pépin compte mentalement les détours du sentier, grave dans sa mémoire l’endroit – il va falloir travailler de nuit – puis s’en va. Il passe le reste de la journée à sommeiller, les pieds gelés contre le poêle. La nuit, les outils sous le bras, il refait le long chemin jusqu’au cimetière. C’est alors que… Mais le dénouement, c’est le récit du gardien qui le donne. On n’est pas plus malin que la vie. Bon, il se fait tard. On va peut-être y aller. Il serait capable de nous enfermer.