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Les récits qui forment ce recueil s’échelonnent sur quinze ans : 1926-1939. Les volumes qui suivront regrouperont les textes selon la composition que Krzyzanowski établit lui-même, tout en s’appuyant sur le travail d’archives accompli par Vadim Perelmouter et que prépara, avec une parfaite rigueur, avant de mourir à son tour, la femme de Krzyzanowski, Anna Bovtchek, en prévision du jour où l’œuvre complète de Sigismund Dominikovitch Krzyzanowski serait donnée à lire, et trouverait sa place, son sens, et ses complicités.

H.C.

Le marque-page

1

L’autre jour, comme j’examinais mes vieux livres et mes manuscrits rangés en piles étroitement ficelées, il se glissa de nouveau sous mes doigts : un corps plat, tendu de soie bleu pâle, piqué de broderies et terminé par une traîne à deux pointes. Nous ne nous étions pas revus depuis longtemps, mon marque-page et moi. Les événements des dernières années avaient été si peu livresques qu’ils m’avaient emporté loin des armoires pleines à craquer de significations jadis herborisées. J’avais abandonné le marque-page entre les lignes de quelque lecture inachevée et fini par oublier le contact de soie glissante, le parfum délicat d’encre d’imprimerie de son corps souple et doux, docilement collé sur les caractères. J’oubliai… où je l’avais oublié. C’est ainsi qu’un long voyage sépare les marins de leurs proches.

Pourtant, bon an, mal an, il m’était arrivé de rencontrer des livres : rares au début, puis de plus en plus nombreux, mais qui n’avaient pas besoin de marque-page. Brochures à la couverture mal coupée dont les feuillets collés à la va-vite s’en allaient en lambeaux, lettres grises en uniforme de gros drap rompant les rangs et se hâtant sur le papier sale et rugueux ; cela puait la colle et l’huile brûlée. Avec ces brochures bâclées comme des femmes en cheveux, on ne prenait pas de gants : on séparait les pages collées avec le doigt pour les feuilleter sur place, tirant impatiemment sur les marges effrangées et déchirées. On consommait les textes sans raisonner ni savourer : charretées de cartouches, les livres n’étaient plus qu’un moyen de s’approvisionner en mots, en munitions. Quant à l’autre, avec sa traîne de soie, il n’avait rien à faire là-dedans.

Puis, de nouveau : la coque contre le quai, et la passerelle à terre. Les escabeaux des bibliothèques inspectant les rayons. L’immobilité des frontispices. Le calme et les abat-jour verts des salles de lecture. Des pages glissant sur des pages. Et enfin lui : le même, comme avant, comme par le passé, sauf que la soie est encore plus pâle et que les piqûres du passement s’estompent sous la poussière.

Je le libérai des piles de papiers et le plaçai devant mes yeux, bien en face, sur le coin du bureau. Il avait l’air offensé, un peu grognon. Mais je lui fis un sourire aussi tendre et aussi accueillant que je pus : imaginez combien de voyages nous avions faits ensemble, d’un sens à l’autre, d’une page à l’autre. Et aussitôt nos randonnées se mirent à défiler dans ma mémoire : la rude ascension, de palier en palier, de L’Éthique de Spinoza : à chaque page ou presque, je l’abandonnais seul, coincé entre les strates métaphysiques ; la respiration haletante de la Vita Nova et la patience du marque-page qui souvent devait attendre au début d’un nouveau paragraphe que l’émotion, ôtant le livre des mains, s’apaisât et permît de retourner parmi les mots. Je ne pus m’empêcher de me rappeler… Mais cela ne regarde que nous, le marque-page et moi. Je m’arrête.

D’autant qu’il importait dans la pratique (puisque chaque rencontre est un engagement) de remercier l’offrande d’un passé par celle d’un avenir, quel qu’il soit. Autrement dit, il fallait partager avec mon vieil ami une prochaine lecture au lieu de le renvoyer au fond du tiroir, lui proposer une suite de livres au lieu d’un cortège de souvenirs. Je les passai en revue. Non, aucun ne convenait : il leur manquait les césures logiques, les retournements d’idée qui auraient exigé un regard en arrière, un instant de répit, et l’aide du marque-page. Je laissai courir mon regard sur les titres fraîchement imprimés : pas moyen de s’arrêter dans ce fatras indigent. Mon hôte quadrangulaire n’avait aucun angle où se loger.

Je détachai les yeux des rayonnages et tentai de me souvenir : les lourds camions littéraires de ces dernières années roulant à vide traversèrent avec fracas ma mémoire. Encore une fois, pas de place pour le marque-page. Un peu agacé, de long en large d’abord, puis les mains enfilées dans les manches du manteau : mon habituelle promenade vespérale.

2

J’habite au tournant de l’Arbat, presque en face de l’église Saint-Nicolas-le-Miraculeux ; donc, jusqu’aux boulevards, je n’ai que deux cents pas : d’abord la vitrine d’un magasin d’articles d’occasion masquée par les badauds, puis le trottoir le long des fenêtres et des enseignes, tout droit jusqu’à la place. Cette fois-ci, une habitude absurde datant encore des années, depuis longtemps oubliées, de famine m’arrêta face à la devanture de l’épicerie. Elles sont toujours là : derrière la vitre terne, de fragiles pattes de poulet à la peau bosselée sortant d’un papier huilé avec une coquetterie de jeune morte. Puis le chemin asphalté traversant la place en étoile jusqu’au boulevard Nikitski ; une autre place, et à nouveau le sable mort du boulevard.

Je me mis à chercher une place libre sur un banc. L’un d’eux, le dossier penché en arrière, les pieds trapus arqués sur le sol, m’en offrit une. Je m’assis, l’épaule dans l’épaule de mon voisin, et je m’apprêtai à repenser ce que j’avais pensé chez moi, entre livres et marque-page. Mais là, sur le banc, quelqu’un pensait déjà, et, qui plus est, à haute voix : c’était le deuxième à droite ; tourné vers l’homme assis entre nous, l’inconnu poursuivait son idée. Je louchai vers lui, mais mon regard n’accrocha que ses doigts qui dansotaient au rythme des mots sur le revers de son manteau comme s’il se fût agi d’un manche de violoncelle (le reste était caché par la haute silhouette épaisse de celui à qui il s’adressait).

— … Tenez, en voici un autre. Je l’ai intitulé La Tour enragée. La Tour Eiffel, géante aux quatre pattes qui dresse sa tête d’acier au-dessus du brouhaha parisien, en a assez, vous comprenez, assez de supporter et d’écouter cette vie qui n’est que foule agitée, rues emmêlées, ramassis de bruits, de feux et de cris. Et ce sont les êtres déraisonnables grouillant à ses pieds eux-mêmes qui implantèrent dans son crâne pointu transperçant les nuages, les signaux radiophoniques et les vibrations de la planète. L’espace après avoir vibré dans le cerveau hérissé de la Tour, se glissa dans les muscles d’acier entrelacés et se mit en prise avec la terre ; la Tour vacilla, arracha ses pieds du sol et s’ébranla. C’était, disons, au petit matin, quand tout le monde dort à l’abri de son toit, quand la place des Invalides, le Champ-de-Mars, les rues avoisinantes et les quais sont vides. La géante de trois cents mètres s’efforce de dégourdir ses pattes lourdes et enflées, avance en martelant la courbe d’acier du pont, contourne les tristes pierres du Trocadéro pour prendre la rue d’Iéna en direction du bois de Boulogne : dans cette tranchée coincée entre les immeubles, la Tour se sent engoncée ; à une ou deux reprises, elle heurte des murs endormis, les maisons craquent et s’écroulent comme châteaux de cartes, réveillant les quartiers voisins. Moins effrayée qu’embarrassée par sa maladresse, elle tourne dans la rue suivante. Mais là, entre ces maisons soudées, rien à faire. Pendant ce temps, Paris au sommeil léger s’éveille : la brume nocturne est striée par les feux des projecteurs, les sirènes d’alarme retentissent et, là-haut, dans le ciel, les moteurs vrombissent déjà. Alors la Tour lève ses pattes d’éléphant et, d’un bond, saute sur les toits des maisons ; les os des toits craquent sous le pas lourd du monstre d’Eiffel ; multipliant les catastrophes dans sa course, il est déjà à la lisière du bois de Boulogne et, perçant de ses flancs d’acier une large trouée, il poursuit son exode. Le jour commence à poindre. Paris aux trois millions d’âmes, réveillé par la panique, encombre toutes les gares, la nouvelle de la Tour enragée fait gémir les rotatives, court le long des fils électriques, passe de bouche en bouche. Le soleil apparaît au-dessus de l’horizon et permet aux Parisiens tournant la tête dans la direction habituelle, vers l’endroit habituel où se dressait habituellement la pointe de la Tour, de voir l’espace inhabituellement vide – et rien que lui. Au début, cela augmente le désarroi. Deux yeux ici, là deux autres croient voir la carcasse gigantesque s’approcher, passant à gué les boucles de la Seine, là menacer de sauter sur la ville du haut de Montmartre ; mais bientôt, brume du matin, fausses nouvelles se dissipent et trois millions de tempéraments sanguins, ayant accusé le coup, se frappent du poing le plastron, fouillent des yeux les pages des journaux, s’indignent, exigent une revanche et la poursuite de la fuyarde. Déjà, les Américains des hôtels de la place Monceau font claquer leurs kodaks, prenant en photo les empreintes du géant d’acier sur les cadavres et les décombres, alors qu’un poète de Saint-Célestin venu à pied (ça fait toujours quelques sous d’économisés) jusqu’au socle défoncé et déserté mordille son crayon d’un air pensif en se demandant ce qui conviendrait le mieux à la situation : l’alexandrin ou les méandres du vers libre. Et la Tour, vibrant au vent dans un balancement régulier, faisant miroiter sa cuirasse d’acier, va toujours de l’avant. Mais la terre trop molle ralentit son pas, et si la fuyarde sait très bien d’où elle vient, elle ne sait qu’obscurément où elle va. Le hasard la conduit au nord-ouest, jusqu’à ce qu’elle bute sur la mer. L’énorme colonne veut rebrousser chemin – mais qu’est-ce donc ? Un demi-cercle de canons pointés sur elle. Des obus tentent de lui barrer le passage ; la masse d’acier gronde sous leurs coups, rompt le premier rang et, renversant les canons, se dirige vers le nord : les remparts d’Anvers se dressent, menaçants. Les batteries tonnent : acier contre acier. Harcelée par les coups, secouant ses jointures déchiquetées, la Tour lance un cri de fer et fonce à l’aveugle vers le sud-est. Bête traquée qui regagne sa cage à coups de fouet, elle est prête à revenir, à fouler à nouveau le carré que les hommes lui ont assigné. C’est alors qu’elle entend, venant figurez-vous, de l’est lointain, un imperceptible appel radio : «  Par ici ! par ici !… »