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Ainsi donc, la promenade de vingt minutes du professeur Lekr, la première depuis dix ans, était le fruit d’un pur hasard. Au départ, Lekr avançait, sans remarquer ni passage ni passants, entouré de ses pensées. Mais au premier carrefour ses pas l’égarèrent, et le savant fut bien obligé de lever la tête et de regarder autour de lui pour retrouver son chemin. C’est là que, pour la première fois, la rue vint frapper ses pupilles.

Le soleil diffusait sa bile blafarde à travers la toile des nuages. Sur le trottoir, les passants se hâtaient, hargneux, jouant des coudes. Dans les portes grandes ouvertes des magasins, les gens se pressaient, s’écrasaient les uns contre les autres : face à face, rouges d’effort et de haine, ils se montraient les dents.

Les marchepieds glissant au-dessus des rails de tramway étaient bondés : les poitrines montaient sur les dos, mais les dos, remuant méchamment des omoplates, ne cédaient pas d’un centimètre ; des métacarpes s’entremêlaient sur la barre verticale, s’agrippaient comme des serres rapaces ; on eût dit une volée de charognards en train de s’arracher une proie.

Le tramway passa et de l’autre côté de la rue, comme après un lever de rideau, une nouvelle scène débuta : deux personnes se bagarraient avec des mots en montrant le poing ; et instantanément un cercle d’yeux haineux se forma autour d’eux, puis autour de celui-ci un autre cercle, puis un autre encore ; au-dessus de la mélasse d’épaules engluées, des gourdins étaient prêts à s’abattre.

Lekr regarda autour de lui et continua son chemin. Soudain, son genou fut arrêté par une main tendue sur son passage : dépassant d’un tas de haillons sales, une paume réclamait l’aumône. Lekr plongea les mains dans ses poches : il n’avait pas d’argent sur lui. La paume rigide attendait toujours. Lekr fouilla encore : rien, juste son carnet. Sans détourner le regard du mendiant, il s’écarta : des yeux de l’infirme, à moitié aveuglés par le pus, suintait en même temps que la glaire une haine inassouvie, impuissante.

Le professeur Lekr observait de plus en plus craintivement la rue qui grinçait des jantes et grouillait d’une foule bourdonnante, excitée. Les gens passaient, mais on eût dit que passaient toujours les mêmes : mâchoires crispées, fronts butés contre le vent, et coudes se forçant un passage comme à coups de bélier défilaient sans répit. Les sourcils du célèbre physiologiste d’abord se soulevèrent d’étonnement, puis se froncèrent afin de contenir l’idée qui s’agitait juste derrière eux. Lekr ralentit le pas, ouvrit son carnet à la recherche des termes exacts. Mais un coude pointu s’enfonça dans ses côtes, il chancela et, au moment où son dos vint se cogner contre un poteau, il laissa tomber ses feuillets. Pourtant, même la douleur ne pouvait empêcher Lekr de continuer à sourire : son idée, solidement arrimée à un réseau d’associations, avait été précipitée au plus profond de son cerveau.

3

En réponse au concours annoncé, la corne reçut une centaine de dossiers, chacun identifié par une devise. Parmi les projets en compétition se trouvait celui du professeur Lekr. La plupart des dossiers contenaient des éléments théoriques ou pratiques irréalisables ; certains, qui bénéficièrent d’une plus grande attention, offraient un semblant de solution, mais ils demandaient des investissements trop élevés. Le candidat qui avait choisi la devise Oderint7 n’aurait peut-être pas soutenu la comparaison avec l’offre astucieuse et soigneusement étudiée, qui proposait d’obliger le Soleil lui-même à payer les dommages qu’il avait causés à la planète : dans certains points du monde, l’activité solaire élevée devait, d’après ce projet, être stimulée jusqu’à l’obtention de températures permettant au travail de s’accomplir grâce à la transformation de la chaleur en énergie mécanique. L’idée d’atteler le soleil à la remise en état d’une industrie presque entièrement détruite faillit recevoir la récompense à sept chiffres, mais… les coins des yeux du président de la commission étaient légèrement bordés de jaune, et les verres du pince-nez du vice-président étaient parfois troublés d’un éclat cruel.

Tous deux penchaient pour le projet de l’atteleur du Soleil, mais le président, qui ne voulait pas voter comme le vice-président, pour le contrarier, opta au dernier moment pour l’autre projet et Oderint gagna.

Le professeur Lekr fut convié à la réunion suivante de la commission qui se tenait à huis clos. Prié d’exposer brièvement son idée, Lekr commença en ces termes :

— Mon projet est simple : je propose d’utiliser l’énergie de la haine partagée entre un grand nombre d’individus. Il se trouve que sur le clavier étendu des sentiments, les touches noires de la haine ont une tonalité spécifique, nettement différenciée. Alors que d’autres émotions, comme par exemple la tendresse, la sympathie… s’accompagnent d’une baisse du tonus musculaire et d’un certain relâchement du système moteur de l’organisme, la haine, elle, est entièrement musculaire, elle est toute dans la tension des muscles, le serrement des poings et la crispation des mâchoires. Ce sentiment ne trouve aucune issue car la société l’étouffe avec des sourdines, le mouche comme une lampe, et voilà pourquoi il produit de la suie et non de la lumière. Mais si on retire les sourdines, si on permet à la bile de s’infiltrer au travers des barrages sociaux et de jaillir, alors cette houille jaune, comme je l’appelle, refera tourner les volants immobilisés de nos usines, et des millions de lampes brilleront grâce à l’électricité biliaire et… je vous prie de ne pas m’interrompre… comment y parvenir ? Veuillez me donner un morceau de craie et je vous dessinerai le schéma de mon myéloabsorbeur : AE perpendiculaire à O, ici, sous l’angle ; sur toute la surface du panneau sont répartis des pores absorbants.

Voyez-vous, l’idée de l’extériorisation des efforts musculaires (qui est déjà passée par tous les coins et recoins de mon cerveau) est tout à fait réalisable, car si nous prenons le point de rencontre entre le nerf et le muscle, nous voyons alors que la fibre nerveuse qui porte la charge énergétique, en se divisant en fibrilles extrafines, va enserrer le muscle – passez-moi l’éponge s’il vous plaît – dans un filet, comme ceci. Krause le premier en a fait une description histologique, mais c’est à moi qu’est dû le tableau complet et précis du filet nerveux. Hm, où en étions-nous, hm… Le problème se posait donc ainsi : il s’agissait de prendre ce filet dans nos mailles et de lancer notre prise par-delà la peau, au-dehors, sur la berge. Si vous examinez maintenant l’ensemble des pores de l’absorbeur, vous verrez clairement que…

L’exposé dura près de deux heures. Le dernier mot de Lekr fut suivi d’un silence de quelques minutes. Puis le président cligna de ses yeux aux coins jaunes et dit :

— Admettons. Mais êtes-vous certain que les réserves de haine humaine que vous vous proposez d’exploiter sont suffisantes et, surtout, qu’elles sont sûres ? C’est qu’ici nous avons affaire non pas à un gisement inerte qui attend les coups de pic, mais à l’émotion qui, elle, est fluctuante, vous comprenez ?

Le professeur Lekr répondit par un bref :

— Tout à fait.

La question de l’utilisation industrielle de la houille jaune fut accueillie avec réserve par la commission.

On décida de se cantonner pour commencer à de petites quantités, de rester dans le cadre des prospections minières.