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4

Voici ce qui se produisit à la périphérie de l’une des capitales européennes, tôt le matin, avant l’ouverture des bureaux. Un tramway tirant son wagon se dirigea lentement, en suivant la courbe des rails, vers l’arrêt où s’entassait une foule pressée de serviettes de cuir. Celles-ci s’engouffrèrent dans les deux wagons et ne remarquèrent pas dans leur hâte que la construction de la voiture de queue différait légèrement du type habituel : une ligne jaune s’étirait le long de la paroi extérieure laquée de rouge ; de minces fils conducteurs partaient des rampes et s’enfonçaient sous la peau métallisée du wagon ; les sièges de laiton étaient percés de pores minuscules qui plongeaient vers l’intérieur.

Une sonnerie retentit d’un wagon à l’autre, le conducteur courut vers les tampons, puis revint. Il actionna le levier et le premier wagon démarra, laissant loin derrière sa remorque bondée. L’ébahissement des passagers de la voiture abandonnée ne dura que quelques secondes. Les paumes tout d’abord grandes ouvertes d’étonnement se serrèrent une à une en un poing crispé. La haine, que l’impuissance transformait en fureur, déforma les bouches :

— Qu’est-ce que c’est que ces manières de nous abandonner en pleine rue, comme des déchets ?

— Fripouilles !

— A-t-on jamais vu ça ? Bandénergumènes !

— Ils nous ont plantés là…

— Je les étriperais bien, moi, de mes propres…

Soudain, comme en réponse à ces expectorations salivaires et verbales, la remorque se mit en branle, avec un grincement à peine audible. Il n’y avait pas de poulie sur le toit, la plateforme du conducteur était vide, et pourtant le wagon avançait à la suite de celui qui l’avait abandonné, de plus en plus vite, incompréhensiblement. Les passagers échangeaient des regards désemparés ; une voix féminine poussa un cri perçant : «  À l’aide ! » Aussitôt, le contenu du wagon, pris de panique, se précipita vers les portes. Mais tout le monde voulait sortir en premier. Épaules et coudes s’enfoncèrent les uns dans les autres ; une centaine de poings enlisés dans l’épaisse pâte humaine se mirent à la pétrir. «  Arrière ! » «  Pousse-toi ! » «  Laisse-moi ! » «  On m’écra-a-ase ! ». Et le wagon, qui avait tout juste commencé à ralentir, repartit de plus belle. Les gens furent violemment précipités des marchepieds sur la chaussée, et l’étrange voiture se vida peu à peu de ses voyageurs. Ses roues s’immobilisèrent, mais à une dizaine de mètres du panneau indiquant l’arrêt. Une nouvelle foule de passagers, sans écouter les explications, envahit le fourgon, et au bout d’une minute, celui-ci repartit avec un grincement métallique, fendant de nouveau l’air de sa ligne jaune.

Le soir, l’extraordinaire wagon fut ramené au dépôt, mais son image photographique continua à voyager dans les yeux des millions de lecteurs des journaux du soir. La nouvelle sensationnelle faisait vibrer les fils télégraphiques et tonitruait dans tous les récepteurs radiophoniques. Il est d’usage de considérer cette date comme le début d’une nouvelle ère industrielle sur terre.

5

Pendant les premiers mois de l’adoption progressive de la houille jaune par l’industrie, on avait craint que les ressources de haine dont disposait l’humanité ne s’épuisent rapidement. Une série de projets venant compléter celui de Lekr proposait des méthodes de stimulation artificielle de la haine, au cas où l’énergie de celle-ci viendrait à faiblir. C’est ainsi que le célèbre ethnologue Kranz publia une Classification des haines interethniques en deux volumes. La thèse centrale de cet ouvrage affirmait la nécessité de diviser l’humanité en unités nationales aussi petites que possible, afin de produire un maximum de «  haine cinétique » (le terme est de Kranz) ; mais l’auteur anonyme d’une brochure publiée sous le titre Une fois un égale un allait plus loin : il proposait de ranimer l’ancien adage bellum omnium contra omnes, la guerre de tous contre tous. Bien entendu, démontrait la brochure, la guerre contra omnes de la post-histoire doit se différencier radicalement de la situation du même nom de la pré-histoire ; si le «  pré » dresse les gens les uns contre les autres, c’est à cause d’un manque en eux de «  moi », d’humanité, alors que le «  post » crée un conflit entre les excès de «  moi » : ce qui signifie dans la pratique que chaque «  moi » a des vues sur la terre entière et sur toutes ses richesses. Il s’agit d’un système philosophique des plus logiques, grâce auquel la terre se dote de près de trois milliards de monarques absolus en même temps, et conséquemment, d’une quantité infinie de guerres et de haines, qui ne pourraient qu’être approximativement chiffrées, en calculant toutes les combinaisons possibles d’une unité avec trois milliards d’autres unités, et en multipliant de surcroît ce résultat par trois milliards.

Mais c’est le livre du psychologue Jules Chardon, intitulé Le Couple optique, qui remporta le plus de succès auprès du grand public. L’auteur, qui maîtrisait parfaitement l’art de la métaphore, commençait par comparer les étoiles doubles aux couples mariés ; si, en astronomie, il existe deux types d’étoiles doubles, les étoiles physiquement doubles, c’est-à-dire proches l’une de l’autre dans l’espace, et les étoiles optiquement doubles, c’est-à-dire séparées par des dizaines d’années-lumière, mais que l’angle de vue fait paraître proches à l’observateur, il en est de même en matrimoniologie, qui étudie les combinaisons par paires les plus avantageuses pour l’humanité. Si, jusqu’alors, c’était l’amour, les systèmes de réflexes matrimoniaux qui s’étaient trouvés avantageux pour l’État, maintenant qu’on utilisait les corps mus par la haine, il devenait indispensable de réformer l’institution du mariage : la proportion de mariages optiques devait être augmentée progressivement jusqu’à atteindre cent pour cent ; la froideur, et autant que possible la répugnance, multipliée par le facteur de proximité, donneraient de la haine à haute tension. Il ne resterait plus qu’à emmagasiner celle-ci dans un absorbeur de type léger et portatif conçu à cet effet, et à la transmettre, au moyen de fils conducteurs, à l’accumulateur central qui distillerait toutes les haines, tout le flot de fiel en une seule réserve jaune.

Il serait difficile d’établir une liste exhaustive des propositions qui cherchaient à augmenter l’alimentation des absorbeurs et qui, en séries toujours croissantes, arrivaient de plus en plus près de l’émotion. On s’aperçut bientôt que ces intensificateurs artificiels de haine étaient presque tous inutiles : les ressources naturelles de cette énergie variée, depuis le dégoût jusqu’à la folie furieuse, étaient incommensurables et apparemment inépuisables.

Il s’avéra que l’énergie déployée lors d’une quelconque bagarre de rue, capturée à temps par un absorbeur public, suffisait pour faire marcher pendant douze heures le calorifère de tout un étage. Par la simple introduction dans les ménages, en plein cœur du bonheur conjugal, de deux millions de «  lits doubles poreux », on pouvait alimenter une énorme scierie, sans avoir recours à aucune mesure matrimoniologique.

La vie se transformait et s’équipait de neuf avec une rapidité fiévreuse. Les portes des différents établissements et magasins furent rétrécies, afin que leurs encadrements couverts de pores invisibles collectent plus facilement l’énergie de la poussée des corps humains entrant et sortant. Les tourniquets des boulevards, les dossiers des fauteuils de théâtre, les tables et les postes de travail étaient équipés de dispositifs poreux spéciaux qui absorbaient et rassemblaient l’émulsion biliaire – le filet devenait ruisseau, le ruisseau fleuve, et le fleuve une mer bouillante et bouillonnante de fiel.