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Et en effet, ce fut l’avènement d’une sorte d’âge d’or. Avec cet avantage qu’il n’était nullement nécessaire d’aller chercher l’or dans les profondeurs terrestres ou de le rincer dans les ruisseaux, il coulait en pépites jaunes du foie, puis était rincé dans le flot sanguin ; l’or était là, tout près, à fleur de peau. On portait son foie comme une bourse bien pleine et miraculeusement inépuisable, non pas sur soi, dans sa poche, mais dans les profondeurs inaccessibles du corps, à l’abri des voleurs. C’était pratique et portatif. Une dispute conjugale sans importance payait tout un repas, dessert compris. La jalousie réprimée envers un beau rival permettait à un bossu hideux de se consoler avec une cocotte de luxe, en transférant, pour ainsi dire, l’or de sa poche intérieure dans sa poche extérieure. Bref, la vie devenait chaque jour moins chère et mieux organisée. L’énergie des accumulateurs construisait de nouvelles maisons, agrandissait les appartements, métamorphosait les bicoques en palais, et mettait la vie en scène non pas sur un fond de toile grise, mais dans un décor sophistiqué aux couleurs vives ; le flot constant de bile, transformé en énergie, lavait la suie du ciel et la saleté de la terre. Si, auparavant, les gens s’entassaient en se cognant les uns aux autres dans des recoins étroits et sombres, ils vivaient maintenant dans des pièces vastes et hautes qui offraient leurs larges baies vitrées aux rayons du soleil. Si, par exemple, les chaussures à bon marché, comme enragées elles aussi par leur propre médiocrité, mordaient auparavant douloureusement la plante des pieds de leurs clous pointus, on marchait maintenant comme sur du velours grâce à des semelles soigneusement fabriquées. Si, auparavant, les pauvres des faubourgs se gelaient devant des poêles sans flamme, abritant derrière leurs joues creusées par la faim des siècles de haine trouble et désespérée, la haine attisée, détournée dans les accumulateurs, les chauffait maintenant tendrement en cheminant dans les serpentins des calorifères, et leur apportait ainsi confort et bien-être. Tout le monde mangeait désormais à sa faim. Des joues roses et pleines avaient remplacé les teints jaunâtres. Les tailles s’épaississaient, les ventres et les gestes s’arrondissaient, et les foies eux-mêmes palpitaient sous une couche flasque de gras. C’était le commencement de la fin.

En apparence, tout allait pour le mieux : les machines tournaient à plein rendement, les flots humains se bousculaient dans les encadrements des portes, les accumulateurs de houille jaune diffusaient l’énergie dans les câbles et sur les ondes. Mais de-ci de-là, d’abord sous forme de détails insignifiants, des faits que les schémas de Lekr n’avaient pas prévus commencèrent à se produire. Ainsi, par une journée radieuse de la fin de l’été, des Schutzmans amenèrent au commissariat de la ville de Berlin trois personnes souriantes. C’était révoltant. Le commissaire, enfonçant son visage écarlate dans son col au passepoil jaune, tapa des pieds et s’emporta contre les délinquants :

— On commence par sourire dans les lieux publics, et on finit par se promener tout nu dans la rue !

Les trois sourires tombèrent sous le coup de l’article sur le hooliganisme et les coupables durent payer une amende.

Beaucoup plus grave s’avéra l’épisode suivant : un jeune homme qui se trouvait dans un tramway eut l’audace de céder sa place à une vieille toute décrépite, à moitié écrasée dans la mêlée des coudes et des épaules. Quand on cita à cet impertinent le paragraphe 4 du règlement : «  Tout usager qui cède sa place en trouve immédiatement une autre à la prison pour une durée de… à… », le criminel s’entêta. D’après les journaux, la vieille elle-même avait été profondément scandalisée par la conduite de l’insolent.

Une étrange maladie, passée au départ inaperçue, était à l’origine d’une éruption d’incidents sur le gigantesque corps social. Tout à fait symptomatique fut le procès retentissant d’un maître d’école qui sans détour avait déclaré en classe :

— Les enfants doivent aimer leurs parents.

Bien entendu, les écoliers ne comprirent pas le sens du mot archaïque «  aimer » et demandèrent des explications aux adultes : tous furent bien loin de pouvoir donner la signification de ce mot. Les vieux révélèrent alors le sens odieux de la phrase, et le corrupteur de la jeunesse comparut devant le tribunal. Mais, ce qui fit réellement sensation, c’est que les juges acquittèrent le gredin. On s’en émut en haut lieu. La presse jaune8 lança une campagne exigeant que le verdict soit cassé. Les portraits des juges nouvellement désignés figuraient dans toutes les éditions spéciales, mais leurs visages étalés sur les pages des journaux étaient étrangement doux, bouffis et absents. Pour finir, le corrupteur resta en liberté.

Il fallait prendre des mesures sans délai. Surtout que ce n’était plus seulement l’opinion jaune, mais aussi l’industrie jaune qui montrait des signes de faiblesse. Les dents des scies mécaniques d’une fabrique, comme fatiguées de mâcher les fibres de bois, s’arrêtèrent tout à coup. Les roues des wagons se mirent à tourner un peu plus lentement. Derrière les verres de lampe, la lumière se fit un peu plus terne. Il est vrai que les accumulateurs, chargés de siècles de colère, avaient de quoi faire fonctionner les courroies de transmission et les engrenages pendant quatre ou cinq années, mais l’alimentation en force vive nouvelle faiblissait de jour en jour.

Les gouvernements du monde entier mobilisèrent toute leur énergie pour prévenir la crise qui approchait lentement. Il fallait faire remonter artificiellement le taux de radiation haineuse à son niveau précédent. Il fut décidé de procéder à des coupures ponctuelles de lumière et de chauffage. Mais les gens, les foies désormais vidés, attendaient patiemment dans leurs immenses pièces sombres sans se plaindre ni protester et ils n’essayaient même pas de s’approcher des poêles en train de refroidir. Il eut été inutile d’allumer la lumière pour voir ce que leurs visages exprimaient : leurs visages n’exprimaient rien du tout, ils étaient vides, roses et psychiquement morts.

On songea même à appeler les médecins à l’aide. On essaya de stimuler l’activité du foie par des pilules, par des eaux, par une excitation électrique. En vain. Le foie, ayant donné tout ce qu’il pouvait, s’était enveloppé dans un cocon de graisse et dormait à poings fermés. On pouvait bien le fouetter à grand renfort de préparations brevetées, de doses toujours plus fortes, de traitements de cheval de toutes sortes, cela ne donnait aucun résultat valable pour l’industrie.