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Je dois vous dire que je suis arrivé à Moscou (il y a six ans de cela) pour me heurter à l’énorme dos voûté de la révolution. Sur les murs ébriqués, le paraphe nerveux des obus et la peinture dégoulinante des slogans. Portes condamnées. Je me rappelle aussi le chemin vers les bureaux de la toute première revue où je me rendis ; comme je longeais un boulevard désert, je vis une chaise de jardin très expressive (jamais je ne pourrais l’oublier) : le dossier renversé en syncope, elle gisait levant un pied tordu par une crampe en un geste obscène. Je leur proposai un recueil de récits. Le titre dites-vous ? Très simple : Récits pour les rayés.

— Et le rédacteur ?

— Il le repoussa avec un bref «  ne va pas », sans même jeter un œil sur le texte. Dans une autre rédaction, mon recueil disparut avec les entrants mais réapparut avec les sortants. Dans la troisième… mais cela n’a pas d’intérêt. Je me rappelle aussi une phrase tracée au crayon rouge pardessus mon titre : «  Trop de sychologie. » Je ne rencontrai qu’une seule fois une certaine lucidité. Après avoir feuilleté le manuscrit, l’homme installé dans son fauteuil de rédacteur fixa sur moi son regard perçant comme la pointe d’un crayon, tapota la table de son stylo et dit : «  Et vous, vous êtes parmi les rayés… ou parmi les rayeurs ? » J’avoue que je ne m’attendais pas à cette question et que je répondis d’une manière affreusement stupide : «  Je ne sais pas. » L’homme poussa le manuscrit vers moi : «  Vous devriez tout de même vous renseigner à ce sujet – ne serait-ce qu’indirectement – et sans trop tarder, n’est-ce pas ? » Je rougis jusqu’aux yeux et me levai, mais le rédacteur m’arrêta d’un geste : «  Attendez un instant. Vous avez de la plume. Mais la plume obéit au stylo, et le stylo à la main. Vos récits sont un peu, comment dire, prématurés. Mettez-les de côté, qu’ils attendent. Néanmoins un homme sachant rayer pourrait nous convenir. Vous n’avez jamais essayé le genre critique ? Quelque chose dans le style réévaluation des valeurs, enfin, vous voyez ce que je veux dire. Faites un essai. J’attendrai. »

Je sortis avec un sentiment d’embarras et de trouble. Il y avait quelque chose de déroutant chez l’homme resté derrière la porte. Je me rappelle avoir passé une nuit blanche à me retourner dans mon lit, sentant sous mes coudes la dureté d’un thème qui recouvrait toute notre vie. Et ma plume, dès qu’elle eut trempé son bec dans l’encre, écrivit d’un trait : Animal disputans. C’était le titre. Ensuite… Mais peut-être que tout cela ne vous intéresse pas ?

— Continuez.

— J’avais trouvé le titre et le point de départ chez un humoriste danois du nom de Goldberg. Son livre vieux et oublié depuis longtemps, intitulé, me semble-t-il, Nicolaï Klimmi Her Subterraneum décrit les aventures fantastiques d’un voyageur qui se retrouve, je ne sais plus comment, dans les entrailles de la terre. À son grand étonnement le voyageur découvre à l’intérieur de la terre une race qui vit en vase hermétiquement clos. Elle a son propre État au système hermétiquement clos, ses us et coutumes, sa culture et tout ce qu’il faut en pareil cas. La vie des Sous-Terriens, jadis emplie de querelles et de guerres, isolée de tout, enfouie sous une écorce de plusieurs milles d’épaisseur, s’est petit à petit tassée, harmonisée, ralentie et immobilisée. Tous les problèmes sont résolus une fois pour toutes, tout est réglé, tout s’accorde. Ce n’est qu’en souvenir des guerres anciennes, raconte Nicolas Klimm – écoutez comme c’est émouvant – que les magnats les plus fastueux et les plus riches du pays entretiennent dans leurs cours des animal disputans, des «  animaux qui se disputent ». En fait, il n’y a pas matière à dispute dans un pays isolé où tout est prévu et résolu in saecula saeculorum. Mais les disputeurs, obligés de suivre un régime alimentaire qui irrite le foie et stimule l’élocution, dressés pour s’attaquer les uns aux autres, passent leur temps à s’égosiller l’écume à la bouche, sous les rires et les encouragements des amoureux de l’ancien temps… J’avais évité des comparaisons directes. Mais lui, l’homme au regard plissé, vautré dans son fauteuil de rédacteur, comprit immédiatement, dès les premières lignes.

— Je pense bien ! Et vous ne l’avez plus revu, n’est-ce pas ?

— Si. Au contraire. D’ailleurs, il commença par des compliments : un texte percutant, inspiré, mais… En tapotant la table de son crayon, il s’en prit à lui-même : lui qui avait du métier aurait dû prévoir… «  En tant qu’accusateur, disait le madré au rythme de son crayon, vous ne ferez pas long feu. Et si vous vous faisiez l’avocat de quelque chose ? Si vous preniez en main la défense d’une idée quelconque, d’un phénomène ou d’un groupe social ? Je n’ai pas beaucoup d’espoir, mais… » Je m’emportai : «  Vous croyez que je vais défendre n’importe quoi ? – Nullement, dit-il, pendant que Animal disputans glissait lentement vers moi, vous avez une liberté absolue dans le choix du sujet. Cela va de soi. À bientôt. » Rien à faire. Je partis, et une semaine plus tard revins avec un nouveau manuscrit. Il s’intitulait Défense de Rossinante.

— Quel titre étrange.

— Pourtant, mon rédacteur à l’œil plissé ne s’étonna pas. Le propos était extrêmement simple. L’histoire, disait mon article, avait divisé les hommes en deux classes : ceux qui sont au-dessus, sur la selle, et ceux qui sont en dessous, sous la selle : les Don Quichotte et les Rossinante. Les Don Quichotte galopent vers leur but fantastiquement beau et tout aussi fantastiquement éloigné, droit à l’idée, l’idéal et le Zukunftstaat ; tout le monde, Cervantès le premier, n’a d’yeux que pour eux. Et personne ne fait la moindre attention à Rossinante harassée, fouettée jusqu’au sang : les éperons en forme d’étoile promènent leurs pointes d’acier sur ses flancs ensanglantés, les genoux cuirassés font danser ses côtes frémissantes. Il est temps, il est grand temps que la rosse de l’histoire entende autre chose que l’éternel «  Hue ! Dia ! » Ensuite je passai en développant le thème à…

— Et votre rédacteur ?

— Eh bien ! Que pouvait-il faire d’autre ? Comme il me rendait le manuscrit je l’entendis dire : «  Nous ne nous reverrons pas de si tôt. Jamais, je le crains. » Je fis un pas vers la porte, mais le bruit du fauteuil m’arrêta. Je me retournai : il me tendait la main. Nous échangeâmes une vigoureuse poignée de main, et soudain je sentis que cet homme – par-dessus l’abîme qui nous séparait – m’était proche… Il m’était plus proche que certains de mes proches. Bien sûr, nous ne nous reverrons jamais. D’ailleurs, des gens comme moi, il a dû en voir passer des quantités.

Un instant le récit s’arrêta. Autour de nous il y avait maintenant je ne sais quels terrains vagues et des potagers en friche. Au loin, le long du remblai, une longue volute de fumée blanche frisait au-dessus d’une cheminée de locomotive.

— Il y a une coutume populaire, reprit mon compagnon, fort naïve d’ailleurs, qui veut qu’on dépose à la fenêtre une soucoupe remplie d’eau fraîche afin que l’âme en souffrance puisse s’y purifier et supporter de nouvelles errances. Mais jamais plus il ne m’a été donné de voir fenêtre avec sa soucoupe. Pendant deux ans je n’ai plus rien demandé aux possesseurs de porte-documents. Je n’avais pas arrêté de travailler pour autant : vous savez, c’est comme chez Fabre qui décrit les abeilles sauvages : même si l’on fait des trous dans un gâteau de miel, elles continuent à le remplir comme si de rien n’était ; le miel s’écoule, mais elles en produisent toujours davantage, les sottes !