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— Vous êtes bien bon ! Ravi de constater à quel point vous vous êtes parfaitement adapté aux bonnes manières !… Sergent ! cria-t-il à Macready, je monte voir si je peux réparer le distillateur du docteur…

Il lança un clin d’œil à Kerans tandis que Macready acquiesçait d’un hochement de tête sceptique ; cependant, le subterfuge était inutile. La plupart des hommes portaient une gourde à la ceinture et, une fois assurés de l’approbation que le sergent leur donnait à contrecœur et en maugréant, ils la sortaient et s’installaient tranquillement jusqu’au retour du colonel.

Kerans grimpa par-dessus l’appui de fenêtre pour entrer dans la chambre qui donnait sur la jetée.

— Quelque chose qui ne va pas, Colonel ?

— Moi, rien. S’il y a un problème, c’est plutôt le vôtre !

Ils montèrent l’escalier en traînant la jambe ; Riggs se mit à donner des coups de son stick dans les branchages entrelacés autour de la rampe.

— Vous n’avez pas encore réussi à faire marcher l’ascenseur ? J’ai toujours pensé qu’on surestimait cet établissement !

Pourtant, en pénétrant dans l’appartement, il apprécia d’un sourire la fraîcheur et la clarté ivoirine qui y régnaient, avant de s’asseoir dans un des fauteuils Louis XV en bois doré.

— Eh bien, tout ceci est très agréable… Vous savez, Robert, je pense que vous êtes naturellement enclin à tirer votre flemme ! Je m’installerais bien ici avec vous ! Vous ne prenez pas de vacances ?

Kerans secoua la tête, appuya sur un bouton dans le muret et attendit que le bar sorte d’une bibliothèque truquée.

— Essayez le Hilton… Le service est meilleur !

Il plaisantait, mais, pour autant qu’il aimât Riggs, il préférait le voir le moins possible. Pour le moment, l’étendue des lagunes s’interposait entre eux, et le tapage incessant des cuisines et de l’arsenal de la base était heureusement étouffé par la jungle. Bien qu’il connût chacun des vingt hommes de la base, Riggs et Macready exceptés, depuis au moins deux ans et malgré les quelques réflexions ou questions insidieuses à son sujet à l’infirmerie, il n’avait adressé la parole à aucun d’entre eux depuis six mois. Il réduisait même au minimum ses contacts avec Bodkin. Par un accord mutuel, les deux biologistes avaient fini par se dispenser des plaisanteries et ragots d’usage qu’ils avaient entretenus au cours des deux premières années, à l’époque où ils faisaient des préparations au microscope et des classifications de laboratoire.

Cet isolement progressif, cette retraite, montés en épingle par les autres membres de l’unité et contre lesquels seul le sémillant colonel Riggs semblait immunisé, évoquaient à Kerans le ralentissement du métabolisme et le recul biologique de la morphologie animale qui précèdent une métamorphose importante. Parfois, il se demandait dans quelle zone de transition il pénétrait lui-même ; il était certain que son propre retrait était symptomatique, non pas d’une schizophrénie latente, mais d’une préparation soignée à un changement de milieu radical, avec ses propres paysages intérieurs et sa logique, où toutes les vieilles catégories de la pensée ne seraient plus que des entraves.

Il tendit un grand verre de whisky à Riggs, alla poser le sien sur le bureau et déplaça intentionnellement quelques-uns des livres qui recouvraient le meuble de radio.

— Vous n’avez jamais essayé d’écouter ce truc-là ? demanda Riggs avec un léger ton de reproche amusé.

— Jamais, répondit Kerans. Et après ? Nous savons tout ce qui va se passer durant les trois prochains millions d’années…

— Non, vous ne le savez pas. Vous devriez vraiment l’allumer de temps à autre. Vous entendriez des tas de choses intéressantes ! (Il posa son verre et se plaça en avant de son siège.) Par exemple, vous auriez appris ce matin que dans trois jours exactement nous faisons nos bagages et que nous partons pour de bon. (Il confirma d’un signe de tête devant le regard surpris de Kerans.) Message reçu du Camp Byrd, cette nuit ! Apparemment, le niveau de l’eau est toujours en train de monter, et tout le travail que nous avons fait n’a servi strictement à rien – ce que j’ai toujours soutenu, soit dit en passant. Les unités américaines comme les russes ont été rappelées. La température est maintenant de quatre-vingt-deux degrés à l’Équateur et elle monte constamment ; les ceintures de pluies sont continues jusqu’à hauteur du vingtième parallèle. Et l’envasement qui s’accroît…

Il s’interrompit, examina pensivement Kerans.

— … Qu’avez-vous ? Vous n’êtes pas soulagé de partir ?

— Bien sûr que si ! répondit machinalement Kerans.

Son verre vide à la main, il traversa la pièce pour aller le poser sur le bar ; au lieu de cela, il se retrouva sans savoir comment la main posée sur la pendule de la cheminée. Il semblait chercher quelque chose dans la chambre.

— … Vous avez dit trois jours ?

— Qu’auriez-vous préféré ? Trois millions de jours ? demanda Riggs avec un large sourire. Vous savez, Robert, il me semble qu’au fond de vous-même vous voulez rester ici !

Kerans se ressaisit, gagna le bar et remplit son verre. Il n’avait fait que supporter la monotonie et l’ennui de l’année précédente en se tenant délibérément à l’écart du monde normal du temps et de l’espace, et ce brusque rappel à la réalité venait momentanément de le déconcerter. En outre, il le savait, il existait d’autres motivations, d’autres responsabilités…

— Ne soyez pas absurde, répliqua-t-il calmement. Simplement, je n’avais pas réalisé que nous puissions partir dans un si bref délai. Bien sûr que si, je suis content de m’en aller ! Pourtant, j’avoue que je me plaisais ici, ajouta-t-il en désignant l’appartement. C’est peut-être dû à mon tempérament fin de siècle ! Là-bas, au Camp Byrd, je vais vivre dans une boîte de la grandeur d’une demi-gamelle !… Tout ce que je pourrai obtenir de ce genre d’engin, c’est « Bouncing with Beethoven », le spectacle de la chaîne locale !

En entendant cette manifestation d’humour désabusée, Riggs grommela. Il se leva et boutonna sa veste.

— Robert, vous êtes un drôle de type !

Kerans avala d’un trait ce qui restait dans son verre.

— Finalement, Colonel, je ne pense pas être en mesure de vous aider ce matin ; il y a quelque chose de bien plus urgent à faire. (Il remarqua que Riggs hochait lentement la tête.) Oh ! je sais : votre problème, en réalité, c’est le mien !

— C’est vrai. Je l’ai vue hier soir, et puis ce matin, après les nouvelles. Pour le moment, elle refuse tout net de partir. Elle ne réalise pas que c’est la fin, qu’il n’y aura plus d’unité de maintien. Elle tiendra le coup six autres mois, peut-être, mais en mars prochain, quand les ceintures de pluies auront atteint la région, on ne pourra même plus y pénétrer en hélicoptère. Et de toute façon, à ce moment-là, personne n’y songera même plus… c’est ce que je lui ai dit et, pour toute réponse, elle a pris la porte.

Kerans évoqua avec un sourire amer le balancement de hanches et la démarche altière qu’il connaissait si bien.

— Béatrice est parfois insupportable, temporisa-t-il, espérant que celle-ci n’avait pas blessé Riggs. (La faire changer d’avis prendrait probablement plus que trois jours et il voulait s’assurer que le colonel prendrait patience jusque-là.) C’est un être compliqué : elle vit sur plusieurs plans, et, avant qu’ils ne se synchronisent, elle est capable de se conduire comme une folle.

Kerans ferma hermétiquement les entrées d’air et régla le thermostat de façon à obtenir deux heures plus tard une agréable température de vingt-sept degrés, puis ils quittèrent l’appartement. Ils descendirent jusqu’au débarcadère ; au passage, Riggs fit une pause dans un des salons-bars pour y savourer l’air frais et la lumière dorée, siffla les serpents qui se lovaient paisiblement sur les causeuses humides et couvertes de champignons. Ils embarquèrent dans le canot ; Macready claqua la porte de la cage derrière eux.