Выбрать главу

La gorge serrée, Kerans se retourna et tendit le revolver à Béatrice serrant les petites mains de la jeune femme autour de la crosse. Avant que leurs regards ne se croisent, il détourna les yeux, respirant pour la dernière fois le parfum musqué de ses seins, puis il commença à s’avancer dans le square comme l’avait commandé Strangman. Ce dernier l’observa avec un rictus diabolique puis bondit soudain, donnant aux autres le signal de l’assaut.

Les longues lames fendant l’air derrière lui, Kerans fit demi-tour, courut autour de l’aube, essayant d’atteindre la zone arrière du bateau. Mais ses pieds glissèrent dans une des mares fétides, et avant de pouvoir rattraper son équilibre, il tomba lourdement. Il rampa sur les genoux, un bras dressé désespérément dans un dernier effort pour parer le cercle des machettes dressées. Il sentit soudain quelque chose le saisir par derrière et le tirer violemment, lui faisant perdre l’équilibre.

Il se retrouva debout sur les pavés humides et entendit Strangman pousser un cri de surprise. Un groupe d’hommes en uniforme, le fusil à la hanche, sortaient rapidement de l’ombre derrière le navire-magasin où ils s’étaient cachés. À leur tête, se trouvait la silhouette soignée et alerte du colonel Riggs. Deux soldats portaient une mitrailleuse légère, un troisième deux caisses de bandes de munitions. Ils installèrent rapidement l’arme sur un trépied, quelques mètres devant Kerans, pointant le canon entouré de son refroidisseur à air perforé vers la masse confuse qui reculait devant eux. Les autres soldats se déployèrent en un large demi-cercle, reculant les plus lents des hommes de Strangman avec leurs baïonnettes.

La plupart des membres de l’équipage reculaient d’un pas incertain en un troupeau confus vers le square, pourtant deux d’entre eux tenant toujours leur coupe-coupe, tentèrent de s’ouvrir un chemin dans le cordon des soldats. Une courte rafale éclata immédiatement au-dessus de leurs têtes et ils laissèrent tomber leur poignard avant de rejoindre silencieusement les autres.

— Okay, Strangman, ça ira très bien comme cela.

Riggs tapota de son stick la poitrine de l’Amiral et le força à reculer.

Complètement déconcerté par tout ceci, Strangman, bouche bée, regardait les soldats grouiller autour de lui. Il fouilla du regard le navire-magasin, comme s’il s’attendait à ce qu’un canon de gros calibre soit roulé sur le pont et retourne la situation. Au lieu de cela, deux soldats casqués apparurent derrière le bastingage avec un projecteur rotatif et balayèrent le square de son faisceau.

Kerans sentit quelqu’un le saisir par le coude. Il regarda le visage au nez crochu plein de sollicitude du sergent Macready qui portait une mitraillette au creux de son bras. Il faillit d’abord ne pas le reconnaître et ce ne fut qu’au prix d’un effort qu’il parvint à identifier les traits aquilins, comme s’il s’agissait d’un visage qu’il n’avait pas vu depuis une vie entière.

— Tout va bien, Sir ? demanda doucement Macready. Désolé d’avoir dû vous bousculer comme cela ! J’ai l’impression qu’il s’est passé de drôles de choses par ici !

13. Trop tôt, trop tard

Vers huit heures le lendemain matin, Riggs avait stabilisé la situation ; il fut en mesure d’avoir avec Kerans une conversation non officielle. Il avait installé son quartier général à la station d’essais, ce qui lui permettait de surplomber les rues qui l’entouraient et particulièrement le bateau à aubes dans le square. On avait confisqué les armes de Strangman et de son équipage, et ils se trouvaient tous assis en rond dans l’ombre de la coque, surveillés par la mitrailleuse légère servie par Macready et deux de ses hommes.

Kerans et Béatrice avaient passé la nuit dans l’infirmerie du bâtiment de Riggs, un patrouilleur de trente tonnes lourdement armé qui se trouvait maintenant ancré à côté de l’hydroglisseur dans la lagune centrale. L’unité était arrivée peu après minuit et une patrouille de reconnaissance avait atteint la station d’essais sur le pourtour de la lagune asséchée à peu près au moment où Kerans entrait dans l’appartement de Strangman dans le navire-magasin. En entendant le coup de feu qui avait suivi, ils étaient immédiatement descendus dans le square.

— Je pensais bien que Strangman était ici, expliqua Riggs. Il y a un mois, une de nos patrouilles aériennes avait signalé avoir vu un hydroglisseur et j’avais pensé que vous risquiez d’avoir des ennuis avec lui si vous traîniez toujours dans le coin. J’ai prétexté vouloir essayer de récupérer la station d’essais. (Il s’assit sur le bord du bureau, regardant l’hélicoptère qui faisait des cercles au-dessus des rues.) Ceci devrait suffire à les faire tenir tranquilles pendant un certain temps.

— Daley semble avoir enfin trouvé le moyen de voler, commenta Kerans.

— Les occasions ne lui ont pas manqué. Riggs tourna son regard intelligent vers Kerans et demanda d’un ton léger : À propos, Hardman est-il ici ?

— Hardman ? (Kerans secoua doucement la tête.) Non, je ne l’ai pas vu depuis le jour où il a disparu. Il doit être loin d’ici, maintenant, Colonel.

— Vous avez probablement raison. Je pensais simplement qu’il risquait d’être encore par là.

Il adressa à Kerans un sourire de sympathie, ayant évidemment pardonné le sabordage de la station d’essais, ou peut-être suffisamment sensible pour ne pas revenir sur le sujet si peu de temps après la dure épreuve qu’avait traversée Kerans. Il désigna du doigt au-dessous d’eux, les rues grises dans la lumière du soleil, la boue desséchée sur les toits et les murs qui évoquaient des excréments durcis.

— C’est plutôt sinistre, par ici. Rudement moche, pour le vieux Bodkin. Il aurait mieux fait de nous suivre vers le nord.

Kerans approuva ; il posa le regard sur les estafilades faites par les machettes dans le bois du chambranle de la porte, souvenir des dégâts infligés gratuitement à la station après la mort de Bodkin. On avait fait disparaître à peu près tout le désordre et son corps, étendu au milieu des graphiques maculés de sang, avait été porté sur le patrouilleur. Kerans réalisa avec surprise qu’il s’était endurci au point d’avoir déjà oublié Bodkin ; il ne ressentait même pas la pitié la plus élémentaire. Le fait que Riggs ait mentionné Hardman, lui avait rappelé quelque chose d’infiniment plus urgent et important, le grand soleil dont le battement magnétique retentissait toujours dans son esprit et une vision des bancs de sable sans fin et des marécages sanglants du sud passa devant ses yeux.

Il s’approcha de la fenêtre, ôta une écharde de la manche de sa veste d’uniforme propre, et regarda les hommes entassés sous le navire-magasin. Strangman et l’Amiral s’étaient approchés de la mitrailleuse et discutaient avec Macready qui secouait imperturbablement la tête.

— Pourquoi n’arrêtez-vous pas Strangman ? demanda-t-il.

Riggs émit un rire bref.

— Parce qu’il n’y a absolument rien que je puisse lui reprocher. Légalement, et il le sait parfaitement bien, il était absolument en droit de se défendre contre Bodkin et de le tuer en cas de nécessité.

Kerans le dévisagea par-dessus son épaule avec surprise ; Riggs poursuivit :

— Vous vous souvenez de la loi sur la récupération des terres et des règlements concernant l’entretien des digues ? Il demeure toujours valable. Je sais que Strangman est un sale type avec sa peau blanche et ses alligators, mais si l’on veut considérer les choses dans l’absolu, il mérite une médaille pour avoir asséché la lagune. S’il se plaignait, j’aurais toutes les peines du monde à expliquer la présence de la mitrailleuse, là en bas. Croyez-moi, Robert, si j’étais arrivé seulement cinq minutes plus tard et si je vous avais trouvé réduit en morceaux, Strangman aurait pu prétendre que vous étiez un complice de Bodkin et je n’aurais rien pu faire. C’est un type intelligent.