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Toujours aussi fatigué après n’avoir dormi que trois heures, Kerans s’appuya à la fenêtre avec un pâle sourire à son usage exclusif ; il essaya de comprendre l’attitude tolérante de Riggs vis-à-vis de Strangman, au travers de ses propres contacts avec l’individu. Il avait conscience du fossé encore plus profond qui le séparait maintenant de Riggs. Bien que le colonel ne soit qu’à quelques mètres de lui, ponctuant la discussion de gestes brusques de son stick, il était incapable d’accepter entièrement l’idée de l’existence de Riggs, à peu près comme si l’image de ce dernier était projetée à l’intérieur de la station d’essais au travers d’une énorme distance de temps et d’espace par une caméra compliquée à trois dimensions. C’était Riggs et non pas lui qui voyageait dans le temps. Kerans avait remarqué un manque de valeur physique comparable pour les autres membres de l’équipage. La plupart de ceux qui en avaient fait partie au départ avaient été remplacés – tous ceux, dont Wilson et Caldwell, qui avaient connu les rêves profonds. C’était peut-être pour cette raison, et à cause de leurs visages pâles et de leurs regards vides qui contrastaient terriblement avec les hommes de Strangman que l’équipage actuel paraissait plat et irréel, accomplissant sa tâche comme un groupe d’androïdes intelligents.

— Et le pillage ? demanda-t-il.

Riggs haussa les épaules.

— À part quelques broutilles chipées dans un vieux Woolworth’s, il n’a rien pris qui ne puisse être imputé à l’exubérance naturelle de ses hommes. Quant aux statues et à ce genre de choses, il se livre à une précieuse activité en récupérant des œuvres d’art qui avaient été abandonnées sous la pression des événements. Bien que je ne sois pas sûr de connaître les véritables raisons. (Il tapota l’épaule de Kerans.) Il faut que vous oubliiez Strangman, Robert. La seule raison pour laquelle il se tient tranquille pour le moment est qu’il sait parfaitement que la loi lui est favorable. Si ce n’était pas le cas une sanglante bataille serait en train de faire rage. (Il changea de sujet.) Vous avez l’air absent, Robert. Vous faites toujours les mêmes rêves ?

— De temps en temps. (Un frisson secoua Kerans.) Il s’est passé de drôles de choses ici, ces derniers jours. C’est difficile de décrire Strangman ; c’est une sorte de diable blanc échappé du culte du vaudou. Je ne peux pas admettre l’idée qu’il va s’en sortir indemne. Quand allez-vous réinonder la lagune ?

— Réinonder la… ? (Riggs répéta la phrase, secoua la tête avec stupéfaction.) Vous n’avez réellement plus aucun contact avec la réalité, Robert. Plus tôt vous partirez d’ici, mieux ça vaudra ! La dernière chose que j’ai l’intention de faire, c’est bien de réinonder la lagune. Si quelqu’un essayait, je veillerais personnellement à lui faire sauter la tête. La récupération des terres, en particulier une zone urbaine comme celle-ci, au centre de ce qui a été une grande capitale, est classée en super-priorité. Si Strangman est sérieux quand il parle d’assécher les deux lagunes voisines, non seulement il obtiendra un pardon total, mais il a même toutes les chances d’être bombardé gouverneur général. (Il regarda au travers de la fenêtre les barreaux métalliques de l’échelle de secours qui brillaient dans le soleil.) Le voilà qui arrive ; je me demande ce qu’il a dans sa sale petite caboche !

Kerans s’approcha de Riggs, détournant le regard de l’amas de toiles jaunes.

— Colonel, vous devez inonder la lagune, loi ou pas loi. Êtes-vous descendu dans les rues ? Elles sont obscènes, hideuses ! C’est un monde de cauchemar qui est mort, terminé ; Strangman a redonné vie à un cadavre ! Quand vous aurez passé deux ou trois jours ici, vous…

Riggs s’éloigna du bureau, coupant la parole à Kerans. Une note d’impatience perçait dans sa voix.

— Je n’ai pas l’intention de rester ici deux ou trois jours, laissa-t-il tomber sèchement. Ne vous en faites pas, je ne souffre pas d’obsession maladive à propos de ces lagunes, inondées ou non. Nous partons demain matin à la première heure, nous tous.

Surpris, Kerans fit observer :

— Mais vous ne pouvez pas partir, Colonel : Strangman restera ici.

— Bien entendu, il restera ! Croyez-vous que ce bateau à aubes ait des ailes ? Il n’y a aucune raison pour qu’il s’en aille, lui, s’il pense pouvoir supporter les grandes vagues de chaleur qui se rapprochent et les trombes de pluie. On ne sait jamais : s’il parvient à réfrigérer quelques-uns de ces grands immeubles, ce n’est pas impossible. Plus tard, s’il récupère une assez grande partie de la ville, il est même possible qu’on envisage de la réoccuper. Lorsque je serai de retour à Byrd, j’ai bien l’intention de suggérer qu’il en soit fait ainsi. Mais pour le moment, je n’ai aucune raison de rester ici : je ne peux plus emmener la station maintenant ; mais ce n’est pas une grosse perte. De toute façon, Miss Dahl et vous, avez besoin de vous reposer. Et aussi de vous changer les idées. Vous rendez-vous compte de la chance qu’elle a d’être encore entière ? Bon Dieu ! (Il hocha la tête avec sévérité vers Kerans et se leva en entendant un doigt frapper énergiquement à la porte.) Vous devriez m’être reconnaissant d’être arrivé ici à temps.

Kerans se dirigea vers la porte latérale qui donnait sur la cuisine, désireux d’éviter Strangman. Il s’arrêta un instant pour regarder Riggs.

— Je n’en suis pas si sûr, Colonel. J’ai bien peur que vous soyez arrivé trop tard.

14. Grand Chelem

Accroupi dans un petit bureau, deux étages au-dessous du barrage, Kerans écoutait le son de la musique qui s’élevait au milieu des lumières sur le pont supérieur du navire-magasin. La réception de Strangman battait son plein. Poussées par deux des plus jeunes membres de l’équipage, les deux aubes tournaient lentement, séparant les faisceaux lumineux de couleur et les renvoyant vers le ciel. Vues d’au-dessus, les tentes blanches semblaient recouvrir un champ de foire, un brillant amalgame de bruits et de festivités dans le square obscur.

Faisant une concession à Strangman, Riggs avait accepté de se rendre à cette soirée d’adieux. Les deux hommes avaient conclu un marché : la mitrailleuse avait été retirée un peu plus tôt et l’accès du pont inférieur avait été interdit aux hommes du Colonel, tandis que Strangman avait accepté de rester à l’intérieur des limites de la lagune jusqu’au départ de Riggs. Pendant toute la journée, Strangman et sa troupe avaient rôdé dans les rues et les sons épars du pillage et des coups de feu s’étaient élevés çà et là. Même maintenant que les derniers invités – le Colonel et Béatrice Dahl – quittaient la soirée et grimpaient l’escalier de secours de la station d’essais, des bagarres éclataient sur le pont et des bouteilles étaient jetées par-dessus bord dans le square.

Kerans avait fait une apparition symbolique à la réception, veillant à rester loin de Strangman qui n’avait pas fait beaucoup d’efforts pour lui parler. À un moment donné, entre deux attractions, il avait croisé Kerans, lui frôlant délibérément le coude, et levant son verre vers lui.

— J’espère que vous ne vous ennuyez pas trop, docteur. Vous avez l’air fatigué.

Il adressa un sourire malicieux à Riggs qui était assis, raide comme un piquet, sur un coussin de soie garni de blanc et qui arborait l’expression circonspecte d’un commissaire de police à la cour d’un pacha.