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— Le docteur Kerans et moi-même avons l’habitude de nous réunir dans des conditions tout à fait différentes, Colonel. C’est généralement beaucoup plus agité.

— Je n’en doute pas, Strangman, répondit doucement Riggs, tandis que Kerans se détournait, incapable comme Béatrice, de dissimuler la répulsion que lui inspirait Strangman. La jeune femme regardait par dessus son épaule, de l’autre côté du square ; un petit froncement de sourcils dissimula un instant la torpeur et le retour sur elle-même qui l’occupaient de nouveau entièrement.

Observant de loin Strangman qui applaudissait à une nouvelle attraction, Kerans se demanda si celui-ci n’avait pas, d’une certaine façon, dépassé son summum et s’il ne commençait pas à se désintégrer. Il était maintenant purement et simplement répugnant, comme un vampire pourri, gorgé de méchancetés et d’horreurs. Le charme qui émanait de lui à un moment donné avait disparu, il avait maintenant l’allure d’un rapace. Aussitôt qu’il le put, Kerans feignit une petite crise de malaria, s’éloigna dans l’obscurité et monta l’escalier de secours de la station d’essais.

Décidé maintenant à adopter la seule solution valable, Kerans sentait son esprit devenir clair et coordonné, s’étendant au-delà des limites de la lagune.

Les nuages de pluie n’étaient qu’à quatre-vingts kilomètres au sud, serrés en couches épaisses, masquant les marais et les archipels à l’horizon. Le vieux soleil que les événements de la semaine passée avaient obscurci battait de nouveau sans arrêt avec son immense pouvoir dans l’esprit de Kerans, se confondant maintenant avec le vrai soleil que l’on voyait au-delà des nuages de pluie. Implacable et magnétique, il l’attirait vers le sud, vers la chaleur intense et les lagunes submergées de l’équateur.

Aidée par Riggs, Béatrice grimpa sur le toit de la station d’essais qui servait également d’héliport. Le sergent Daley mit le moteur en route et le rotor commença à tourner ; Kerans en profita pour descendre rapidement sur le balcon, deux étages plus bas. Distant d’une centaine de mètres des deux, il se trouvait exactement entre l’hélicoptère et le barrage, la terrasse ininterrompue de l’immeuble reliant les trois points.

Un énorme banc de vase se trouvait derrière l’immeuble, s’élevant au-dessus des marais environnants, jusqu’au garde-fou de la terrasse, autour duquel s’enroulait une végétation luxuriante. Plongeant sous les énormes frondes des fougères, Kerans courut vers le barrage, coincé entre l’extrémité de l’immeuble et le pignon du bâtiment voisin. Exception faite de la crique située de l’autre côté de la lagune, où avaient été installés les chalands de pompage, c’était là que se trouvait le seul point d’entrée important par où l’eau avait coulé dans la lagune. L’accès d’origine, dont la largeur et la profondeur avaient atteint une vingtaine de mètres, était maintenant réduit à un étroit passage obstrué par la boue et les thallophytes ; un rempart d’épaisses bûches bloquait les deux mètres de l’ouverture restée libre. Quand les rondins seraient enlevés, le flot serait d’abord faible ; mais au fur et à mesure que la vase s’évacuerait, l’ouverture redeviendrait béante.

Kerans retira deux boîtes carrées noires d’une petite cachette sous une dalle descellée ; chaque boîte contenait six cartouches de dynamite attachées ensemble. Il avait passé tout l’après-midi à les chercher dans les immeubles environnants, convaincu que Bodkin avait fait une descente dans l’armurerie de la base, au moment même où il avait volé la boussole, et il les avait finalement découvertes par hasard.

Le ronflement du moteur de l’hélicoptère s’enfla, tandis que l’échappement crachait des flammèches dans l’obscurité ; Kerans alluma le cordon court de trente secondes, enjamba le garde-fou et s’élança vers le centre du barrage.

Lorsqu’il l’eut atteint, il se pencha et accrocha les boîtes à une petite cheville qu’il avait fixée le soir même à la rangée supérieure des bûches. Elles pendaient, hors de vue, à cinquante centimètres au-dessus du niveau de l’eau.

— Docteur Kerans ! Allez-vous-en de là, Sir !

Kerans leva les yeux et vit le sergent Macready au bout du barrage, appuyé au garde-fou du toit voisin. Il se pencha, apercevant soudain l’extrémité rougeoyante du cordon, et saisit rapidement sa Thompson. Tête baissée, Kerans courut le long du barrage et atteignit la terrasse au moment où Macready criait de nouveau quelque chose, puis tirait une courte rafale. Les balles labourèrent la rambarde, faisant voler des éclats de ciment et Kerans tomba au moment où un projectile de cupronickel frappait sa jambe droite juste au-dessous du genou. Franchissant la rambarde, il vit Macready épauler la mitraillette et bondir sur le barrage.

— Macready, reculez ! cria-t-il au sergent qui se précipitait sur les planches de bois. Ça va sauter !

Reculant au milieu des frondes, sa voix couverte par le grondement de l’hélicoptère qui décollait, il regarda désespérément Macready s’arrêter au centre du barrage et se pencher sur les boîtes.

— Vingt-huit, vingt-neuf…

Kerans continuait automatiquement à compter les secondes en lui-même. Tournant le dos au barrage, il s’éloigna en clopinant sur la terrasse, puis se jeta au sol.

Le grondement terrifiant de l’explosion s’éleva dans le ciel obscur, tandis qu’une immense fontaine de mousse et de boue illuminait pendant un instant la terrasse, dessinant la silhouette de Kerans étendu de tout son long. Le bruit s’éleva crescendo en un roulement ininterrompu, le tonnerre fracassant de l’onde de choc cédant la place au roulement sourd de la cataracte qui jaillissait. Des mottes de boue et des débris de végétation retombèrent sur les tuiles autour de Kerans qui se redressa et s’approcha du garde-fou.

S’élargissant sous ses yeux, le flot se ruait dans les rues vides au-dessous de lui, charriant d’énormes plaques de boue. Il y eut une ruée sur le pont du navire-magasin, tandis qu’une douzaine de bras se tendaient vers l’eau qui se précipitait à travers la brèche. Elle envahit le square, ne s’élevant encore que de quelques mètres, submergeant les feux et clapotant contre la coque du bâtiment, encore balancé par l’impact de l’explosion.

Soudain, brusquement, la partie inférieure du barrage s’écroula ; une douzaine de bûches longues de cinq ou six mètres arrachées en même temps. La gorge de vase en forme de U qui se trouvait derrière s’écroula à son tour, découvrant entièrement le creux de la crique intérieure ; une gigantesque masse d’eau de vingt mètres de hauteur s’abattit dans la rue comme un immense cube de confiture jeté dans une assiette. Au milieu du grondement sourd et continu des immeubles qui s’écroulaient, la mer se précipita à pleins flots.

— Kerans !

Il se retourna au moment où un coup de feu éclatait au-dessus de sa tête et vit Riggs qui s’élançait de l’héliport, le pistolet à la main. Après avoir calé son moteur, le sergent Daley aidait Béatrice à sortir de la cabine.

L’immeuble vibrait sous l’impact du torrent d’eau qui le frôlait. Soutenant sa jambe droite entre ses mains, Kerans boitilla jusqu’à l’abri de la petite tour dans laquelle il s’était caché pour observer le spectacle. Il tira le colt de sa ceinture et, tenant la crosse à deux mains, tira deux fois vers le coin, vers la silhouette de Riggs qui s’avançait et auquel il n’avait rien à reprocher. Les deux balles manquèrent leur but, mais Riggs s’arrêta et recula deux mètres plus loin, se mettant à l’abri derrière une balustrade.

Il entendit un bruit de pas qui se précipitaient et il vit Béatrice qui courait sur la terrasse. Elle atteignait le coin, pendant que Riggs et Daley lui criaient quelque chose, et se laissa glisser à genoux aux côtés de Kerans.