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— Où sommes-nous ? demandai-je.

— Ne parlez pas. Attendez… et continuez à observer.

Je ne voyais absolument rien. Mes yeux, encore habitués à la clarté relative des couloirs, me jouaient des tours, me suggérant des formes colorées autour de moi ; mais au bout d’un moment, ces visions disparurent. Les ténèbres n’étaient pas ma préoccupation principale ; déjà le mouvement de l’air froid autour de moi me glaçait et je tremblais. L’acier de la main courante me faisait l’impression d’un javelot de glace. Je bougeais les mains pour me soulager de mon inconfort. Impossible de lâcher prise, cependant. Jamais encore je ne m’étais trouvé aussi isolé de ce que je connaissais, jamais encore je n’avais subi un tel impact d’inconnu. Tout mon corps se contractait, comme dans l’attente d’une explosion ou d’un coup soudain, mais il ne se passait rien. Tout autour de moi, le froid, le noir, et le silence écrasant, hormis le bruissement du vent à mes oreilles.

Au fur et à mesure que s’écoulaient les minutes – et que mes yeux s’accoutumaient à l’obscurité – je m’apercevais qu’il me devenait possible de distinguer des formes vagues autour de moi.

Je voyais Futur Denton debout près de moi, haute silhouette sombre dans sa cape, découpée sur le noir moins profond de ce qui se dressait au-dessus de lui. Sous la plate-forme je percevais une structure énorme, irrégulière, noir et noir sur noir.

Mais autour de tout cela, ce n’était que ténèbres impénétrables. Je n’avais aucun point de repère, rien qui me permît de discerner des formes ou des contours. C’était effrayant, mais seulement d’un point de vue émotif : je ne me sentais pas menacé physiquement. Il m’était parfois arrivé de rêver d’un endroit similaire et je m’éveillais alors, conservant un moment des images résiduelles, qui ressemblaient à ce qui m’entourait. Et cette fois, ce n’était pas un rêve : impossible d’imaginer ce froid mordant, ou la précision stupéfiante de mes nouvelles perceptions d’espace et de dimensions. Je savais seulement que c’était ma première aventure hors de la cité – puisqu’il ne pouvait en être autrement – et que cela ne ressemblait en rien à ce que j’avais prévu.

Quand je fus bien pénétré de cette réalité, les effets du froid et du noir sur mon orientation passèrent au second plan. C’était donc cela que j’avais attendu si longtemps !

Denton n’avait plus à m’imposer silence. J’étais incapable de parler et l’eussé-je tenté que les mots se seraient étouffés dans ma gorge ou perdus dans le vent. Tout ce que je pouvais faire, c’était regarder… et en regardant, je ne voyais rien d’autre qu’une étrange nappe de terrain sous la nuit voilée.

Une sensation nouvelle m’assaillit : je humais l’odeur de la terre ! C’était différent de tout ce que j’avais pu sentir dans la ville et mon esprit évoqua l’image erronée de nombreux kilomètres carrés de sol d’un brun chaud, humide dans la nuit. Je n’avais aucun moyen de définir l’odeur qui me parvenait réellement – ce n’était probablement pas de la terre – mais cette vision d’un pays riche et fertile était l’une de celles qu’avait laissées en moi la lecture d’un des livres de la crèche. Cela me suffisait pour l’imaginer et je repris une fois de plus courage en devinant les effets vivifiants du pays sauvage et inexploré alentour de la ville. Il y avait tant de choses à voir et à faire… et cependant, alors même que j’étais sur cette plateforme, tout cela restait, pour quelques précieux moments encore, du domaine du rêve. Nul besoin d’y voir clair ; le simple choc de ce pas décisif au-delà des limites de la cité suffisait à entraîner d’un coup ma pauvre imagination dans des régions que je n’avais connues jusque-là qu’à travers mes lectures.

Les ténèbres se faisaient peu à peu moins épaisses et le ciel tournait au gris foncé. Au loin, je distinguais le point de fusion des nuages avec l’horizon. Une ligne rouge très pâle commençait même à cerner le contour d’un petit nuage. Comme portés par la lumière, ce nuage et tous les autres se déplaçaient lentement au-dessus de nous. Le vent les entraînait loin de la source lumineuse rouge. Le halo s’étendait, touchant par instants les nuages à la dérive, les chassant d’une vaste étendue de ciel qui se teintait alors d’un orange profond. Toute mon attention se fixait sur cette vision : c’était tout simplement ce que j’avais connu de plus beau de toute ma vie. Presque imperceptiblement la teinte orangée s’élargissait, s’éclaircissait. Les nuages étaient encore marqués de rouge, mais au point même où le ciel touchait l’horizon, une clarté intense grandissait de minute en minute.

La teinte orangée s’estompait. Bien plus vite que je ne l’aurais pensé, elle mourut tandis que la source de lumière s’intensifiait. Le ciel était à présent d’un bleu si clair et brillant qu’il paraissait presque blanc. Au centre, comme s’il jaillissait de l’horizon même, se dressait un javelot de lumière blanche, incliné légèrement de côté comme un clocher d’église qui va s’écrouler. Tout en grandissant, le trait de lumière s’épaississait et prenait de l’éclat, et en quelques secondes, son intensité fut telle que je dus baisser les yeux.

Futur Denton me saisit soudain le bras.

— Regardez ! dit-il, me désignant la gauche de la colonne lumineuse.

Un vol d’oiseaux, étiré en un mince V, glissait doucement de gauche à droite à lents battements d’ailes. Bientôt, les oiseaux passèrent devant la grandissante colonne de lumière et échappèrent quelques secondes à notre vue.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je. (Ma voix me parut rauque et dure.)

— Rien que des oies sauvages.

Elles étaient de nouveau visibles, poursuivant leur vol paresseux, sur un fond de ciel bleu. Une minute encore et elles disparurent derrière une ondulation du sol, au loin.

Je me retournai vers le soleil levant. Il s’était transformé durant le bref instant où j’avais regardé les oiseaux. Maintenant la masse de son corps apparaissait au bord de l’horizon, comme un ovale de lumière, avec au-dessus et au-dessous deux tours perpendiculaires d’incandescence. Je sentais sa chaleur me caresser le visage. Le vent tombait.

Je restais encore avec Denton à admirer le paysage. Je contemplais la ville, ou du moins ce qu’on pouvait en voir depuis la plate-forme ; le dernier nuage disparaissait déjà à l’opposé du soleil.

Denton ôta sa cape et me fit un signe de tête. Il me montra comment descendre de la plateforme, au moyen d’une succession d’échelles de métal. Il passa le premier. Au terme de la descente, debout pour la première fois sur un terrain naturel, j’entendis les oiseaux qui avaient fait leurs nids dans les recoins du haut de la ville gazouiller leurs chants du matin.

3

Futur Denton me fit faire le tour extérieur de la ville, puis il me conduisit jusqu’à un petit groupe de bâtiments provisoires construits à cinq cents mètres environ de la cité. Il me présenta alors à Voies Malchuskin, puis regagna la ville.

Le Voies était un homme de petite taille, velu, encore à demi endormi. Il ne parut pas contrarié de mon intrusion et me traita avec une certaine politesse.

— Vous êtes Apprenti Futur, hein ?

Je fis un signe affirmatif :

— J’arrive juste de la ville.

— Première sortie ?

— Oui.

— Avez-vous déjeuné ?

— Non. Le Futur Denton m’a tiré du lit pour me conduire plus ou moins directement ici.