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Sa voix n’était pas seulement méchante, elle était surtout désespérée.

J’ai pris mon front dans mes mains comme font au théâtre les acteurs qui « chargent » lorsqu’ils veulent exprimer la stupeur.

— Je ne comprends pas…

— Vous ne comprenez pas pourquoi vous avez passé la nuit ici ?

— Attendez.

Je refaisais par la pensée mon cheminement de la nuit.

J’avais escaladé un étage. J’étais passé devant l’appartement des Dravet et, par la porte ouverte du palier, il m’avait été possible d’apercevoir le salon. Vision rapide mais totale de la pièce. Le cadavre gisait sur le canapé…

J’avais vu le sapin, le tourne-disque, le bar roulant…

— Attendez.

Une détente s’est opérée chez cette femme exténuée. Elle a fait deux pas et s’est laissé tomber dans le fauteuil.

— Essayez-vous de me faire croire que vous n’avez pas compris ? a-t-elle soupiré en fermant les yeux.

J’ai couru hors du salon et j’ai gagné l’autre extrémité du vestibule. Avec des gestes de médium j’ai ouvert les unes après les autres les portes qui se présentaient. Toutes donnaient sur des pièces absolument vides, aux murs enduits de plâtre qu’on n’avait pas encore peints.

Alors je suis allé la rejoindre. Elle avait de grands cernes bleus sous les yeux et ses joues paraissaient s’être creusées.

— Comme je suis fatiguée, a-t-elle murmuré. Tellement fatiguée qu’en ce moment ça ne me ferait rien de mourir.

Je me suis assis en face d’elle sur le canapé. D’instinct j’ai adopté sa posture abandonnée. Nous étions vidés l’un et l’autre.

— Il y a deux appartements identiques l’un au-dessous de l’autre, n’est-ce pas ?

— Mon beau-père avait fait construire le second à l’intention de son deuxième fils qui est militaire en Algérie.

Je comprenais. Pas vraiment, non. C’était plus nuancé : je comprenais que j’allais tout comprendre, que je possédais maintenant les éléments du mystère.

— Et vous avez meublé le salon de celui-ci exactement comme le vôtre ?

— Ce n’était pas très difficile.

— C’est vrai, vous m’avez dit que vous étiez décoratrice…

— Il n’y avait pas besoin d’avoir fait les Beaux-Arts pour peindre un vestibule et une pièce en blanc, pour acheter un canapé, un fauteuil, un bar, un tourne-disque semblables à ceux qu’on a déjà…

— C’est vous qui l’avez tué, n’est-ce pas ?

— Vous le savez bien.

La clairvoyance féminine. Elle avait su avant moi où j’en étais.

— C’est parce qu’il vous fallait un témoin que vous m’avez racolé au restaurant.

Elle a rouvert les yeux. Son regard était d’une tristesse infinie.

— Racolé…

— Enfin, disons « encouragé ». Vous avez joué le rôle à la perfection. Chaque minute semblait être le résultat d’un hasard, et en réalité vous dirigiez la situation avec une sûreté !

— Oui, le danger rend fort.

— Vous vous êtes donc arrangée pour, m’amener ici. Vous avez insisté pour que je me serve à boire.

— Avant de quitter cette pièce, il était indispensable que je sache quel alcool vous choisissiez.

— Afin de mettre le même dans un même verre à l’étage au-dessous ?

Elle a acquiescé. Dans le fond, était-elle vraiment importunée par ma présence ? N’était-elle pas secrètement satisfaite d’avoir un confident ? Ce lourd, cet étrange secret ne l’écrasait-il point ?

— Et vous avez mis un disque à cause de la détonation ?

— Naturellement.

J’ai ricané :

— Du Wagner ! C’était tout indiqué…

Il y a eu un temps assez long. Elle n’a pas soufflé mot. Elle voulait bien se confier, mais comme se confesse un pénitent maladroit : en répondant seulement à des questions.

J’en avais cent, j’en avais mille, j’en avais trop à lui poser. Je ne savais laquelle choisir.

Le plus simple c’était d’en finir avec le meurtre de Dravet en suivant l’ordre chronologique.

— Après avoir quitté cette pièce, vous êtes redescendue à l’étage inférieur avec Lucienne ?

En entendant le nom de sa fille, elle a eu des larmes plein les yeux. Je les ai vues perler au bord de ses longs cils, y trembler un instant avant de couler sur son beau visage torturé.

— Vous l’avez rapidement mise au lit ?

Elle m’a fait un signe qui pouvait passer pour affirmatif, mais je pense qu’en réalité elle voulait chasser de ses cils d’autres larmes qui s’y accumulaient.

— Puis vous êtes allée au salon, au vrai, pour tuer votre mari qui s’y trouvait. Par exemple je ne comprends pas…

— À midi je lui avais fait prendre trois lentérules de phénobarbital dans des chocolats. Elles contiennent plusieurs substances différentes qui se dissolvent les unes après les autres, entretenant le sommeil. On peut, suivant les doses, garder quelqu’un endormi pendant des heures et des heures…

Un faible sourire a plissé une seconde sa bouche :

— La preuve…

— Donc, il dormait ?

— Oui.

Elle savait très bien ce que je pensais. Si jamais les choses se gâtaient pour elle, aucun jury ne lui accorderait des circonstances atténuantes. Elle avait assassiné froidement, au bout d’une lente, longue et savante préméditation, un homme endormi.

— Je vous fais peur, hein ? Vous pensez que je suis un monstre.

J’ai haussé les épaules.

— Ce n’est pas un homme comme moi qui peut vous juger.

Elle a avancé doucement sa main, comme au cinéma. Le temps d’un éclair, il m’a semblé que tout recommençait.

J’ai pris sa main et l’ai pressée. Je ne demandais au ciel que quelques minutes de répit. Je redoutais un coup de sonnette ou l’aigre appel du téléphone.

— Personne ne s’est inquiété de son absence, hier après-midi ?

— Si : sa maîtresse. Le matin, les ateliers travaillaient. Elle venait le voir au bureau avec beaucoup d’impudeur, et j’ai su par la secrétaire de mon mari qu’ils avaient eu une altercation au sujet du réveillon. En fin d’après-midi elle a appelé ici, sans se nommer. Elle demandait Jérôme. J’ai répondu qu’il était parti.

— J’espère que la police sera au courant de l’incident ?

— Sûrement.

— Il sert la thèse du suicide. À propos, comment les flics ont-ils réagi ?

Elle a réfléchi.

— Je ne sais pas.

— Enfin, quelles ont été leurs attitudes ?

— Ils sont comme les médecins, ils ne disent rien. Ils ont pris des photographies et des mesures. Ils ont mis le revolver dans une pochette de cellophane.

— Et puis ?

— Ils ont posé les scellés sur la porte du salon ! Je n’aimais pas beaucoup cela. Je m’imaginais que lorsque la police se trouvait en face d’un suicide évident elle ne s’entourait pas d’autant de précautions.

Mais ce n’était là, au fond, qu’une opinion de profane. Si les inspecteurs avaient eu des doutes, ils auraient fouillé toute la maison.

— Bon. Vous l’avez tué… Vous portiez des gants, je suppose ?

— Oui. Mais c’est lui qui a tiré. Vous comprenez, je n’ai fait que lui tenir la main.

Comme on tient la main à un analphabète pour lui faire signer une pièce. Elle lui avait fait signer sa mort.

— Deux gouttes de sang ont giclé sur votre manche.

— J’ai bien vu que ces taches vous troublaient. Elles vous troublaient avant que nous découvrions le corps. J’ai presque failli vous quitter à la sortie du café.