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J’étais perplexe. Dans l’éventualité où une « planque » avait été établie, mon départ risquait de tout ficher par terre.

D’un autre côté, je ne pouvais plus m’éterniser aux Établissements Dravet !

— Il existe une troisième issue, a murmuré ma compagne après un léger temps de réflexion.

— Laquelle ?

— Une sorte de trappe par où l’on fait rouler les bobines de papier. Oui, voilà la solution. Il est impossible que les inspecteurs la connaissent ; elle est située dans une large impasse où les camions se rangent sans gêner la circulation. Venez…

J’ai regardé une dernière fois autour de moi. Il existe des dormeurs qui, en s’éveillant, regrettent leurs rêves, même si ces rêves furent des cauchemars. J’appartenais à ces dormeurs-là.

Nous avons emprunté l’escalier cette fois-ci. En passant sur le palier du premier étage, j’ai eu un temps d’arrêt qui était comme un adieu à la petite fille endormie.

Nous sommes allés dans les ateliers clairs, jonchés de rognures de papier. Ils sentaient bon le travail et au-delà de ma fatigue, j’ai senti s’éveiller en moi un grand désir d’œuvrer. Dès le lendemain je chercherais un emploi.

— Vous voyez, c’est par ici.

Un énorme verrou fermait la trappe. Celle-ci se trouvait en haut d’une rampe de ciment. Elle se composait de deux lourds volets de fer. J’en ai poussé un. L’ouverture ainsi ménagée me suffisait largement.

— Eh bien, voilà ! a-t-elle murmuré en me saisissant le bras : c’est la séparation. Je ne pense pas que le mot « merci » soit très convenable dans notre cas.

— Aucun mot n’est convenable. Ce qui s’est passé se situe dans un autre univers régi par d’autres lois.

Nous nous regardions avec une tristesse douceâtre qui nous faisait à la fois du mal et du bien.

— Je ne sais pas si nous nous reverrons, a-t-elle dit en fermant ses paupières.

— Je le souhaite, vous le savez bien, de toute mon âme.

— Je pense qu’il faut laisser s’écouler un peu de temps…

— Je le pense aussi. Vous savez où j’habite et je sais où vous habitez ; il n’y a pas de raison que nous ne nous retrouvions pas.

Je suis sorti de l’atelier sans ajouter un mot, j’ai rabattu le volet de la trappe. Il a fait un bruit ample, très vibrant en se refermant. J’ai entendu miauler le gros verrou et, à l’immense tristesse qui s’est abattue sur moi, j’ai compris que j’étais seul à nouveau.

12

LES IMPONDÉRABLES

Il n’y avait personne à l’embouchure de l’impasse. Personne non plus dans la rue. Nos craintes avaient été vaines et nos précautions superflues. La police acceptait le suicide.

Ce matin de Noël était sinistre ; gris avec une brise qui annonçait la neige, le quartier semblait mort et les rares passants qui se hâtaient en rasant les murs pour se protéger du vent avaient des mines plus grises que le temps.

Je n’en pouvais plus. Je ne pensais qu’à dormir dans un lit tiède après m’être lavé. Mes louches travaux dans la cave de Dravet avaient achevé de me friper et de me ternir, les vitrines me renvoyaient mon reflet et celui-ci n’était guère encourageant. J’avais l’aspect pantelant et délavé des drapeaux qu’on voit au fronton des monuments publics.

À plusieurs reprises je me suis retourné, mais personne ne me suivait. Je me rappelle le vertige que m’a causé la longue perspective d’une avenue absolument déserte, aux arbres taillés à zéro qui ressemblaient à des moignons.

Cette fois-ci, j’ai trouvé ma maison moins navrante. Elle avait repris sa bonne figure guillerette de jadis, celle qu’elle avait quand je rentrais de l’école.

J’ai cherché le pot de géranium sur le rebord de notre croisée. Il y avait encore le pot, mais plus de géranium. La plante avait dû mourir après maman, faute de soins.

Je me suis élancé dans l’escalier de bois. L’odeur d’eau de Javel et de vieux tapis poussiéreux ne m’a plus choqué. Je suis entré « chez nous », dans mon vieux logement grouillant de souvenirs. Il y en avait pour tous les états d’âme.

J’ai couru à l’évier afin de me laver, car c’était cela le plus urgent, mais en voyant le bec de cuivre mangé par le vert-de-gris, je me suis souvenu qu’il ne pouvait plus me fournir d’eau. Il valait mieux aller à l’hôtel. Seulement comme mon arrivée sans bagages et à une pareille heure aurait semblé suspecte, j’ai mis une chemise propre et un complet dans une valise. Maman avait placé mes vêtements dans des housses de plastique avec de la naphtaline afin qu’ils puissent attendre mon retour. Certes ils étaient démodés maintenant, mais j’étais heureux de les retrouver.

Je suis reparti, nanti de la vieille valise râpée dont l’un des fermoirs sautait à tout bout de champ. Je marchais rapidement, car j’avais hâte de trouver un gîte. J’allais m’offrir une chambre avec salle de bains. Je prendrais un bain très chaud, ensuite je m’étendrais nu dans le lit et je m’engloutirais dans un oubli bienveillant.

C’est en traversant la place de l’église que j’ai pensé à la carte de Ferrie que j’avais en poche. J’avais failli l’oublier. Je l’ai sortie subrepticement et l’ai laissée choir sur le trottoir, au pied d’un arbre. Comme j’allais poursuivre mon chemin, une voix m’a interpellé :

— Hep, monsieur ! Vous perdez quelque chose !

Je me suis retourné avec lenteur, agacé par l’importun. Ça me rappelait un film américain que j’avais vu en prison : l’histoire d’un type qui voulait perdre un objet sans y parvenir. C’était truffé de gags incroyables. Chaque fois qu’il abandonnait l’objet, une intervention extérieure l’obligeait à le récupérer. À la fin il se retrouvait chez lui, défaisait rageusement le paquet, et s’apercevait avec stupeur que ça n’était plus le même objet qu’au départ…

L’homme qui m’interpellait était assez corpulent. Il portait un loden noir, un chapeau gris aux bords gondolés et serrait entre ses dents un fume-cigarette vide.

J’ai feint la surprise.

— Moi ?

Il arrivait sur moi, ravi de rendre service à son prochain. On croit que la majorité des hommes est mauvaise, c’est faux, le monde est plein d’altruistes.

Il a ramassé lui-même la pochette.

— Je l’ai vue tomber de votre poche. C’est bien à vous ?

— Oh ! oui. Je vous remercie…

Je lui ai souri en tendant la main pour récupérer la carte grise. Mais au lieu de me la restituer, l’homme l’a glissée dans sa poche après y avoir jeté un bref regard.

Je ne réalisais pas très bien l’illogisme de son comportement.

Il retournait le revers de son loden. Une plaque de police a brillé d’un éclat fulgurant.

— Suivez-moi, Herbin.

Il fallait réagir, dire quelque chose.

— Je ne comprends pas.

— Justement, on va vous expliquer.

Il a levé le bras. Une voiture s’est approchée. Je n’ai pas vu d’où elle sortait. Sans doute suivait-elle le policier à distance. Il s’agissait d’une vieille Frégate aux ailes cassées. Un homme vêtu d’une canadienne et coiffé d’un petit chapeau de feutre vert à bord court la pilotait.

— Montez ! m’a enjoint le flic au loden.

— Mais, à quel titre. De quel droit ?

Il ne s’est pas perdu en explications. Il m’a seulement donné une bourrade dans le dos et je suis parti en avant dans l’auto. J’ai buté contre ma pauvre valise et me suis retrouvé à genoux sur le plancher au caoutchouc troué.

Le loden prenait place à mes côtés, se laissait tomber sur la banquette avec un vagissement d’aise. L’auto repartait.