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C’est à cet instant qu’elle a découvert deux espèces de minuscules étoiles rougeâtres à l’extrémité de sa manche. Elles étaient assez espacées et, bien qu’elles fussent vraiment petites, on les distinguait nettement sur le tissu clair de sa robe.

— Qu’est-ce que c’est que ces taches ? a-t-elle murmuré en comprenant que je les avais aperçues aussi.

J’ai ri.

— Peut-on appeler des taches ces deux têtes d’épingle ?

Mon ton enjoué ne l’apaisait pas. Elle était réellement ennuyée. Il suffit de si peu de chose pour rompre un état de grâce. Je le sentais avec désolation, le nôtre avait brusquement cessé. Quelques secondes avant l’incident de la robe, nous flottions tous deux dans une ambiance un peu irréelle. Cette femme m’appartenait déjà. Tout ce que nous disions, tout ce que nous faisions, et nos silences eux-mêmes, nous guidaient vers cette conclusion logique de l’amour physique.

Et puis c’était fini. Le charme s’était rompu. Nous nous retrouvions comme avant : désemparés et seuls, infiniment seuls au cœur de ce Noël étrange.

— Je voudrais un peu d’eau pour essayer de faire partir ça.

Notre logement ne comportait pas de salle de bains. Pendant vingt ans j’avais fait ma toilette sur l’évier. Je l’ai emmenée à la cuisine. Mais on avait coupé l’eau. J’avais pourtant écrit à la concierge de payer les différents abonnements ménagers. Lorsque j’ai tourné le robinet, pas une seule goutte de liquide ne s’en est échappée.

Ma compagne a paru navrée.

— Venez, ai-je soupiré, allons dans un bar.

Et c’est ainsi que nous sommes partis. En la regardant franchir mon seuil, j’ai pensé qu’il n’avait tenu qu’à une minute de silence que je la prenne dans mes bras. J’avais en moi une navrance douloureuse, comme un immense regret de toute ma chair.

Combien de fois, étant jeune homme, j’avais rêvé dans mon lit de garçon que j’y étreignais une femme ? Ce n’était jamais la même. Je prêtais à mon illusoire partenaire les visages de filles rencontrées au cours de la journée : celui d’une vendeuse qui m’avait souri ; d’une dame chic que j’avais hypocritement regardée descendre de voiture ; parfois il s’agissait tout bonnement d’une actrice dont le portrait s’étalait sur la couverture d’un magazine…

Avec des années de retard, et d’une façon beaucoup plus merveilleuse que dans mes rêves, j’avais failli réaliser ceux-ci.

— Vous avez l’air accablé ? remarqua-t-elle tandis qu’à nouveau nous déambulions dans les rues vides.

— Oui, un peu.

— Pourquoi, Albert ?

— Ne m’appelez pas Albert, je vous en supplie.

— Je ne sais pas prononcer votre nom ?

— Non.

Je lui ai répondu sans muflerie, avec seulement le souci d’être sincère.

— Pour bien prononcer le nom d’un homme, il faut l’aimer.

— On dirait que vous m’en voulez ?

— C’est vrai.

— Pourquoi ?

— Je trouve injuste d’éprouver pour vous un sentiment que vous ne partagez pas.

— Qui vous dit que je ne le partage pas ?

— Je le vois bien, le coup de foudre, le vrai, c’est réservé aux hommes, les femmes sont trop lucides pour atteindre en quelques instants les sommets de l’amour.

Elle s’est arrêtée.

— Embrassez-moi, a-t-elle demandé.

C’était presque un ordre. Il y avait comme une farouche détermination dans sa voix.

Je l’ai saisie par la taille et j’ai écrasé ma bouche sur la sienne. Son baiser m’a rendu complètement fou.

Lorsque nos lèvres se sont séparées nous nous sommes remis à marcher, très vite, comme des gens qui ont peur.

— Vous auriez voulu… tout à l’heure, dans votre chambre, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et vous m’en voulez un peu ?

— Plus maintenant. C’est mieux ainsi.

Elle a haussé les épaules.

— Naturellement que c’est mieux ainsi. Il faut être un homme pour penser le contraire.

Nous passions devant un grand café bondé. Nous y sommes entrés et nous sommes restés au comptoir car toutes les tables étaient occupées. Un juke-box ronflait. Des jeunes gens endimanchés, coiffés de chéchias en papier, accompagnaient la musique en soufflant dans des mirlitons.

Au fond de rétablissement, quatre vieux bonshommes jouaient aux cartes. Une nuit de Noël ! C’était stupéfiant !

— Vous m’excusez un instant ?

De sa démarche aérienne elle filait à travers les buveurs en direction des lavabos. J’ai commandé un café très fort et je me suis mis à l’attendre en regardant fonctionner la boîte à musique aux éclairages versicolores. Le disque tournait verticalement comme une meule à aiguiser et le bras du pick-up ressemblait à une bielle.

— Voilà, le malheur est réparé !

Elle me montrait l’extrémité humide de sa manche.

— Qu’est-ce que c’était ?

— Des éclaboussures de bougies rouges. Confusément cette affirmation m’a choqué.

J’avais vu les deux taches. Je savais bien que ça n’était pas du suif.

— Que buvez-vous ?

— Rien. Il faut que je rentre maintenant. N’oubliez pas que ma fille est seule.

* * *

Les Établissements Dravet, à la clarté de la lune, ressemblaient à un jeu de cubes. La suie du quartier n’avait pas encore patiné les murs, et leur crépi blanc se détachait crûment dans la nuit de décembre.

— Eh bien voilà, a soupiré Mme Dravet, nous allons nous quitter. Quelle heure est-il ?

J’ai regardé ma montre :

— Minuit moins le quart.

— Dans quinze minutes le fils de Dieu va naître une fois encore. Vous croyez qu’il finira par racheter un jour les péchés du monde ?

J’étais soudain triste à mourir.

— Je me fous des péchés du monde, madame Dravet. Je me fous du monde ! Ce qui m’intéresse, c’est vous. Je suis malade à l’idée que nous n’allons peut-être plus nous revoir…

— Nous nous reverrons !

— Dans une autre vie ? ai-je grommelé.

— Ne soyez pas injuste. Vous venez prendre un dernier verre pour attendre ce minuit fatidique ?

Ne pas la quitter tout de suite ! La voir encore ! L’entendre encore !

— Oui ! Oui ! Oui !

Elle a rouvert le portail sombre. J’ai retrouvé la cour, avec ses camions rangés contre le mur, ses verrières protégeant des montagnes de papier, ses senteurs de colle et de carton.

— Qu’est-ce qu’il broche, votre brocheur ? Des livres ?

— Oui. Mais il fabrique surtout des agendas…

Lorsque nous avons été à nouveau dans le monte-charge, elle s’est brusquement plaquée contre moi et, tandis que s’élevait la cage d’acier, m’a redonné un baiser aussi brûlant, aussi passionné que le premier.

L’appareil s’était immobilisé et nous continuions encore à nous étreindre farouchement. Elle avait passé une de ses jambes entre les miennes ; je la serrais frénétiquement. Nous n’avions plus qu’un même souffle, qu’une même bouche.

— Viens ! dit-elle soudain en me repoussant.

Son mouvement fut si violent qu’il me fît virevolter. Elle ouvrit la porte coulissante et répéta, quasi machinalement, comme elle l’avait fait la première fois ;

— Attention à la marche !

4

LA DEUXIÈME VISITE

NOUS sommes entrés chez elle sans faire de bruit pour ne pas éveiller l’enfant endormie. C’est seulement une fois à l’intérieur et la porte refermée qu’elle a donné la lumière. Alors elle a poussé un cri. Pas exactement un cri, plutôt un gémissement.