– Imbécile! dit Mr L’Ambert, tu ne comprendras jamais… et, d’ailleurs, tu n’as pas besoin de comprendre! Il s’agit de nous dire sans détour si tu veux changer de conduite et renoncer à cette vie de débauche, qui me tue par contrecoup? Je te préviens que j’ai le bras long et que, si tu t’obstinais dans tes vices, je saurais te faire mettre en lieu sûr.
– En prigeon?
– En prison.
– En prigeon avec les schélérats? Grâche, mouchu L’Ambert! Cha cherait le déjonneur de ma famille!
– Boiras-tu encore, oui ou non?
– Eh! bon diou! Comment boire quand on n’a plus le chou? J’ai tout dépenché, mouchu L’Ambert. J’ai bu les deux mille francs, j’ai bu mon tonneau et tout le fonds de boutique, et personne ne veut plus me faire crédit chur la churfache de la terre!
– Tant mieux, drôle! c’est bien fait.
– Il faudra bien que je devienne chage! Voichi la migère qui vient, mouchu L’Ambert!
– À la bonne heure!
– Mouchu L’Ambert!
– Quoi?
– Chi ch’était un effet de votre bonté de me racheter un tonneau pour gagner ma pauvre vie, je vous jure que je redeviendrais un bon chujet!
– Allons donc! Tu le vendrais pour boire.
– Non, mouchu L’Ambert, foi d’honnête garchon!
– Serment d’ivrogne!
– Mais vous voulez donc que je meure de faim et de choif! Une chentaine de francs, mon bon mouchu L’Ambert!
– Pas un centime! C’est la Providence qui t’a mis sur la paille pour me rendre ma figure naturelle. Bois de l’eau, mange du pain sec, prive-toi du nécessaire, meurs de faim si tu peux: c’est à ce prix que je recouvrerai mes avantages et que je redeviendrai moi-même!
Romagné courba la tête et se retira, traînant le pied et saluant la compagnie.
Le notaire était dans la joie et le médecin dans la gloire.
– Je ne veux pas faire mon éloge, disait modestement Mr Bernier, mais Leverrier trouvant une planète par la force du calcul n’a pas fait un plus grand miracle que moi. Deviner, à l’aspect de votre nez, qu’un Auvergnat absent et perdu dans Paris se livre à la débauche, c’est remonter de l’effet à la cause par des chemins que l’audace humaine n’avait pas encore tentés. Quant au traitement de votre mal, il est indiqué par la circonstance. La diète appliquée à Romagné est le seul remède qui vous puisse guérir. Le hasard nous sert à merveille, puisque cet animal a mangé son dernier sou. Vous avez bien fait de lui refuser le secours qu’il demandait: tous les efforts de l’art seront vains tant que cet homme aura de quoi boire.
– Mais, docteur, interrompit Mr L’Ambert, si mon mal ne venait point de là? Si vous étiez le jouet d’une coïncidence fortuite? Ne m’avez-vous pas dit vous-même que la théorie…?
– J’ai dit et je maintiens que, dans l’état actuel de nos connaissances, votre cas n’admet aucune explication logique. C’est un fait dont la loi reste à trouver. Le rapport que nous observons aujourd’hui entre la santé de votre nez et la conduite de cet Auvergnat nous ouvre une perspective peut-être trompeuse, mais à coup sûr immense. Attendons quelques jours: si votre nez guérit à mesure que Romagné se range, ma théorie recevra le renfort d’une nouvelle probabilité. Je ne réponds de rien; mais je pressens une loi physiologique, inconnue jusqu’à nous, et que je serais heureux de formuler. Le monde de la science est plein de phénomènes visibles produits par des causes inconnues. Pourquoi madame de L…, que vous connaissez comme moi, porte-t-elle une cerise admirablement peinte sur l’épaule gauche? Est-ce, comme on le dit, parce que sa mère, étant grosse, a convoité violemment un panier de cerises à l’étalage de Chevet? Quel artiste invisible a dessiné ce fruit sur le corps d’un fœtus de six semaines, gros comme une crevette de moyenne taille? Comment expliquer cette action spéciale du moral sur le physique? Et pourquoi la cerise de madame de L… devient-elle sensible et douloureuse au mois d’avril de chaque année, lorsque les cerisiers sont en fleur? Voilà des faits certains, évidents, palpables, et tout aussi inexpliqués que l’enflure et la rougeur de votre nez. Mais patience!
Deux jours après, le nez de Mr L’Ambert désenfla d’une façon visible, mais la couleur rouge tenait bon. Vers la fin de la semaine, son volume était réduit d’un bon tiers. Au bout de quinze jours, il pela horriblement, fit peau neuve et reprit sa forme et sa couleur primitives.
Le docteur triomphait.
– Mon seul regret, disait-il, c’est que nous n’ayons point gardé le Romagné dans une cage pour observer sur lui comme sur vous les effets du traitement. Je suis sûr que, durant sept ou huit jours, il a été couvert d’écailles comme une couleuvre.
– Qu’il aille au diable! ajouta chrétiennement Mr L’Ambert.
Dès ce jour, il reprit ses habitudes: sortit en voiture, à cheval, à pied; dansa dans les bals du faubourg et embellit de sa présence le foyer de l’Opéra. Toutes les femmes lui firent bon accueil dans le monde et hors du monde. Une de celles qui le félicitèrent le plus tendrement de sa guérison fut la sœur aînée de l’ami Steimbourg.
Cette aimable personne avait coutume de regarder les hommes dans le blanc des yeux. Elle remarqua très judicieusement que Mr L’Ambert était sorti plus beau de cette dernière crise. Oui, vraiment, il semblait que deux ou trois mois de souffrances eussent donné à son visage je ne sais quoi d’achevé. Le nez surtout, ce nez droit, qui venait de rentrer dans ses limites après une dilatation cuisante, paraissait plus fin, plus blanc et plus aristocratique que jamais.
Telle était aussi l’opinion du joli notaire, et il se contemplait dans toutes les glaces avec une admiration toujours nouvelle. C’était plaisir de le voir, face à face avec lui-même, et souriant à son propre nez.
Mais, au retour du printemps, dans le seconde quinzaine de mars, tandis que la sève généreuse enflait les bourgeons des lilas, Mr L’Ambert eut lieu de croire que son nez seul était privé des bienfaits de la saison et des bontés de la nature. Au milieu du rajeunissement de toutes choses, il pâlissait comme une feuille d’automne. Les ailes amincies et comme desséchées par le souffle d’un sirocco invisible, s’aplatissaient contre la cloison.
– Mort de ma vie! disait le notaire en faisant la grimace au miroir, la distinction est une belle chose, comme la vertu; mais pas trop n’en faut. Mon nez devient d’une élégance inquiétante, et bientôt il ne sera plus qu’une ombre si je ne lui rends la force et la couleur!
Il y mit un peu de rouge. Mais le fard ne servait qu’à faire ressortir la finesse incroyable de cette ligne droite et sans épaisseur qui lui séparait la figure en deux. Telle on voit une lame de fer battu se dresser mince et coupante au milieu d’un cadran solaire; tel était le nez fantastique du notaire désespéré.
En vain le riche indigène de la rue de Verneuil se mit au régime le plus substantiel. Considérant que la bonne nourriture, digérée par un estomac solide, profite à peu près également à toutes les parties du corps, il s’imposa la douce loi de prendre force consommés, force coulis, et quantité de viandes saignantes arrosées des vins les plus généreux. Dire que ces aliments choisis ne lui profitèrent en rien serait nier l’évidence et blasphémer la bonne chère. Mr L’Ambert se fit, en peu de temps, de belles joues rouges, un beau cou de taureau apoplectique et un joli petit ventre rondelet. Mais le nez était comme un associé négligent ou désintéressé, qui ne vient pas toucher ses dividendes.