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Stéphen ajouta :

« Le train est bondé.

— Oh ! oui. Les gens quittent Londres… sans doute parce qu’il y fait trop sombre. »

L’éducation de Pilar ne comportait point de règlements rigides. On ne lui avait pas appris à considérer comme un crime de parler à un inconnu dans un train.

Si Stéphen avait été élevé en Angleterre, il eût peut-être hésité à entrer en conversation avec une jeune fille. Dans la simplicité de son âme, il ne voyait aucun mal à adresser la parole à qui bon lui semblait.

Il sourit à la réponse de Pilar et dit :

« Londres est une ville horrible, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui ! Je ne l’aime pas du tout.

— Moi non plus.

— Vous n’êtes pas Anglais ?

— Je suis citoyen de l’Empire britannique, mais je viens de l’Afrique du Sud.

— Voilà l’explication ! s’exclama Pilar.

— Et vous ? Vous venez de l’étranger ?

— Oui, d’Espagne.

— Ah ! Alors, vous êtes Espagnole ?

— À moitié. Ma mère était Anglaise. Voilà pourquoi je parle si bien l’Anglais.

— Et que pensez-vous de cette guerre d’Espagne ?

— C’est affreux… Que de maisons démolies ! Quelle destruction !

— À quel parti appartenez-vous ? »

Les idées politiques de Pilar semblaient plutôt vagues. Dans le village qu’elle habitait, on parlait peu de la guerre.

« Cela se passait loin de chez nous, expliqua-t-elle. Naturellement, le maire, en tant que fonctionnaire, soutenait le gouvernement ; le curé était pour le général Franco… mais le reste des gens s’occupaient de leurs vignes et de leurs cultures et n’avaient pas le temps de discuter ces questions.

— Ainsi vous n’avez été témoin d’aucune bataille ?

— Pas dans ma région, mais comme je traversais le pays en voiture, j’ai vu des villes entières détruites… Une bombe tomba près de nous : une maison s’écroula et une auto flamba sous nos yeux. Le spectacle en valait la peine ! »

Les lèvres de Stéphen se tordirent en un sourire forcé.

« Et vous avez pris plaisir à contempler ce désastre ?

— J’en ai été fort ennuyée, car je voulais poursuivre ma route et notre chauffeur a été tué au volant. »

Stéphen l’observait.

« Vous n’en avez pas été autrement bouleversée ? »

Pilar écarquilla ses grands yeux sombres.

« Nous devons tous mourir un jour ou l’autre, n’est-ce pas ? Si la mort tombe du ciel et vous frappe… boum !… comme cela, d’un seul coup, on part un peu plus vite, voilà tout ! On vit aujourd’hui et demain on est mort.

— Vous ne me faites pas l’effet d’être une pacifiste, dit Stéphen en riant.

— Une… quoi ? »

Le mot que venait de prononcer son interlocuteur n’entrait pas dans le vocabulaire de la jeune Espagnole.

« Pardonnez-vous à vos ennemis, señorita ? »

Pilar secoua énergiquement la tête.

« Je n’ai pas d’ennemis. Mais si j’en avais…

— Eh bien ? »

Stéphen l’observait, fasciné par la courbe de ses jolies lèvres cruelles.

D’une voix grave, Pilar prononça :

« Si j’avais un ennemi… un ennemi réel… je lui couperais la gorge comme ceci… »

Sa main esquissa un geste rapide.

Stéphen demeura stupéfait.

« Vous êtes assoiffée de sang, señorita ? »

De son ton le plus naturel, Pilar lui demanda :

« Et vous, comment traiteriez. Vous un ennemi ? »

Il sursauta, dévisagea la jeune fine, puis éclata de rire.

« Je n’en sais rien… »

Agacée, Pilar insista :

« Mais si, voyons ! Vous le savez bien. »

Stéphen cessa de rire, poussa un soupir et proféra d’une voix basse :

« Oui, je sais… »

Puis, changeant rapidement de sujet, il demanda à Pilar :

« Pourquoi ce voyage en Angleterre ?

Prenant un ton affecté, elle répondit :

« Je viens pour vivre dans ma famille… ma famille anglaise.

— Je comprends. »

Stéphen se rejeta en arrière. Tout en étudiant la jeune fille il se demandait à quoi ressemblait la famille anglaise de cette étrangère, et essayait de s’imaginer cette Espagnole dans un foyer de Britanniques compassés, pendant les fêtes de Noël.

« Est-ce beau l’Afrique du Sud ? » demanda Pilar.

Stéphen lui parla de son pays. Elle l’écouta avec l’attention et la joie d’une enfant à qui l’on raconte une histoire. Il prit plaisir à répondre à ses interrogations naïves mais judicieuses et s’amusa à transformer son récit en une sorte de conte de fées.

Le retour des sept voyageurs mit fin à cette distraction. Stephen se leva, sourit à son interlocutrice et regagna le couloir.

Au moment de franchir la porte du compartiment, il s’écarta pour laisser passer une vieille dame, et ses yeux tombèrent sur l’étiquette d’une valise en paille exotique ; de toute évidence celle de la jeune étrangère. Il lut : « Miss Pilar Estravados… » L’adresse qui suivait le laissa presque incrédule : « Manoir de Gorston, Langsdale, Addlesfield. »

Il se retourna à demi, lança vers la jeune fille un regard méfiant et intrigué, puis sortit dans le couloir et, l’air soucieux, alluma une cigarette.

III

Assis dans le grand salon bleu et or du manoir de Gorston, Alfred Lee et Lydia, son épouse, discutaient leurs projets pour la fête de Noël. De belle carrure et d’âge moyen, Alfred possédait un visage agréable et des yeux châtain clair. Il parlait d’une voix calme et précise. La tête enfoncée dans les épaules, il donnait plutôt une impression d’inertie. Lydia, mince et souple, dégageait une vivacité extraordinaire et chacun de ses mouvements évoquait la grâce d’un lévrier.

Son visage n’offrait aucune beauté, mais une réelle distinction ; sa voix était charmante.

« Que veux-tu ? disait Alfred, père insiste ! Nous n’y pouvons rien. »

Refrénant un mouvement d’impatience, sa femme répliqua :

« Faut-il toujours nous soumettre à ses volontés ?

— Il est très vieux, chérie…

— Oh ! je sais bien, je sais…

— Il s’attend à ce qu’on lui obéisse toujours. »

D’un ton sec, Lydia observa :

« Naturellement, puisqu’on lui a toujours cédé ! Mais, un jour ou l’autre, Alfred, il faudra bien que tu lui résistes.

— Qu’entends-tu par-là, Lydia ? »

Il la considéra d’un air si étonné qu’elle se mordit les lèvres et hésita avant de poursuivre.

Alfred Lee répéta :

« Que veux-tu dire, Lydia ? »

Elle haussa ses épaules fines et gracieuses et prononça d’une voix lente, en cherchant ses mots :

« Ton père se montre… un peu tyrannique…

— Il est vieux.

— Il deviendra encore plus vieux et, en conséquence, plus tyrannique. Où cela finira-t-il ? Déjà nous ne faisons que ce qui lui plaît. Si nous prenons une décision sans le consulter, il s’ingénie à bouleverser tous nos projets.

— Père s’attend à passer le premier. Il est très bon pour nous, Lydia.

— Très bon ! très bon !

— Parfaitement ! » proféra Alfred d’un ton sévère.

Très calme, Lydia demanda :

« Veux-tu dire financièrement ?

— Oui. Il a des goûts simples, mais jamais il ne nous refuse quoi que ce soit. Tu peux dépenser ce que tu veux pour ta toilette ou les besoins de la maison, il règle les factures sans faire la moindre observation. Ne nous a-t-il pas encore offert une voiture neuve la semaine dernière ?