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Après cette récitation psalmodiée, toutes les personnes présentes demeurèrent silencieuses. Un peu plus loin, l’oiseau lança un « Ouitt-ouitt » expérimental.

— C’est un atroce temps du monde, dit l’une des Vieilles Femmes en se frottant un genou arthritique.

Un oiseau gris se lança d’un immense chêne qui situait la limite nord de la ville, et s’éleva en cercle, se laissant paresseusement porter par le vent ascendant. Il y avait toujours, près d’une ville, un arbre-perchoir de ces milans gris qui se chargeaient d’enlever les ordures.

Un petit garçon grassouillet traversa en courant le bois de bouleaux, poursuivi par sa sœur un peu plus grande, et tous deux criaient d’une voix aiguë, comme des chauves-souris. Le garçon tomba et se mit à pleurer, mais la fille le releva et essuya ses larmes avec une grande feuille. Puis ils détalèrent dans la forêt, main dans la main.

— Il y en avait un nommé Lyubov, dit Selver à la chef. J’en ai parlé à Coro Mena, mais pas à toi. Quand l’autre allait me tuer, c’est Lyubov qui m’a sauvé. C’est Lyubov qui m’a soigné, et m’a libéré. Il voulait nous connaître ; alors je répondais à ses questions, et lui aussi répondait aux miennes. Je lui ai demandé une fois comment sa race pouvait survivre avec si peu de femmes. Et il m’a dit qu’à l’endroit d’où ils venaient, la moitié de la race était constituée de femmes ; mais que les hommes ne feraient pas venir ces femmes sur les Quarante Terres tant que l’endroit ne serait pas prêt pour elles.

— Tant que les hommes n’auront pas arrangé la région pour les femmes ? Eh bien ! Elles pourront attendre un bon moment, déclara Ébor Dendep. Ils sont comme ces gens dans le Rêve de l’Orme, qui s’avancent vers toi les fesses en avant et la tête tournée en arrière. Ils transforment la forêt en plage aride – il n’y avait pas, dans son langage, de mot signifiant « désert » – et ils appellent ça préparer les choses pour la venue des femmes ? Ils auraient dû envoyer les femmes d’abord. Peut-être que chez eux ce sont les femmes qui peuvent faire les Grands Rêves, qui sait ? Ils marchent à reculons, Selver. Ils sont fous.

— Un peuple ne peut pas être fou.

— Mais tu as dit qu’ils ne rêvaient que durant le sommeil ; s’ils veulent rêver en éveil, ils prennent des poisons et tu as dit qu’ils ne pouvaient plus contrôler les rêves ! Comment des gens pourraient-ils être plus fous ? Ils ne savent pas différencier le temps du rêve et le temps du monde, pas plus qu’un bébé. Quand ils tuent un arbre, ils pensent peut-être qu’il va renaître !

Selver secoua la tête. Il parlait encore à la chef comme s’ils se trouvaient seuls dans le bosquet de bouleaux, d’une voix calme et hésitante, presque somnolente.

— Non, ils connaissent très bien la mort… D’accord, ils ne voient pas comme nous, mais ils connaissent mieux et comprennent mieux certaines choses que nous. Lyubov comprenait presque tout ce que je lui racontais. Et je ne saisissais pas grand-chose à ce qu’il me disait. Ce n’était pas le langage qui m’empêchait de comprendre ; je connais sa langue, et il a appris la nôtre ; nous avons écrit les deux langues pour les expliquer. Et pourtant, il disait des choses que je ne parvenais pas à comprendre. Il disait que les umins viennent d’au-delà de la forêt. Cela, c’était très clair. Il disait qu’ils voulaient la forêt : les arbres pour le bois, la terre pour y planter de l’herbe. (La voix de Selver, toujours douce, avait pris néanmoins une certaine résonance ; parmi les arbres argentés, les gens l’écoutaient.) Cela aussi, c’est clair, pour ceux d’entre nous qui les ont vus abattre le monde. Il disait que les umins sont des hommes comme nous, qu’en fait nous sommes parents, de races peut-être aussi proches que le Cerf Rouge et le Daim Gris. Il disait qu’ils venaient d’une autre région qui n’est pas la forêt ; les arbres sont tous coupés, là-bas ; il y a un soleil, et ce n’est pas notre soleil, mais une étoile. Comme tu le vois, tout cela n’était pas clair pour moi. Je répète ses paroles, mais je ne sais pas ce qu’elles signifient. Ça n’a pas beaucoup d’importance. Il est évident qu’ils veulent notre forêt pour eux-mêmes. Ils sont deux fois plus grands que nous, ils possèdent des armes qui dépassent de loin les nôtres, et des lance-flammes, et des vaisseaux volants. Maintenant, ils ont amené davantage de femmes, et ils auront des enfants. Ici, en ce moment, il y en a peut-être deux mille, peut-être trois mille, en Sornol pour la plupart. Mais si nous attendons une vie ou deux, ils se reproduiront ; leur nombre va doubler, et doubler encore. Ils tuent les hommes et les femmes ; ils n’épargnent pas celui qui demande la vie. Ils ne peuvent pas combattre en chantant. Peut-être ont-ils laissé leurs racines derrière eux, dans cette autre forêt d’où ils viennent, cette forêt sans arbres. Et ils prennent du poison pour libérer les rêves en eux, mais cela ne fait que les rendre ivres ou malades. Personne ne peut affirmer avec certitude qu’ils sont des hommes ou qu’ils n’en sont pas, qu’ils sont fous ou qu’ils ne le sont pas, mais cela n’a pas d’importance. Il faut qu’ils quittent la forêt, parce qu’ils sont dangereux. Et s’ils ne partent pas, ils doivent être exterminés, chassés des Terres, comme on brûle les nids de scorpions qui s’installent dans les bosquets des villes. Si nous attendons, c’est nous qui serons détruits et brûlés. Ils peuvent nous écraser comme nous écrasons du pied les fourmis. Une fois, j’ai vu une femme, c’était lorsqu’ils ont incendié ma ville d’Eshreth, elle s’est allongée sur le chemin devant un umin pour lui demander la vie, mais il lui a marché sur le dos et lui a brisé l’échine, puis il l’a frappée sur le côté comme si elle n’était qu’un serpent mort. J’ai vu cela. Si les umins sont des hommes, ce sont des hommes qui ne peuvent ou n’ont pas appris à rêver et à agir en hommes. Alors ils s’occupent à détruire et à tuer d’une manière affreuse, poussés par les dieux intérieurs qu’ils tentent de déraciner et de nier au lieu de les libérer. S’ils sont des hommes, ce sont des hommes mauvais, ayant nié leurs propres dieux, craignant de voir leurs propres visages dans les ténèbres. Écoute-moi, chef de Cadast. (Selver se leva, grand et raide au milieu des femmes assises.) C’est le moment pour moi, je crois, de retourner vers ma terre, en Sornol, vers ceux qui sont en exil et vers ceux qui vivent en esclavage. Dis à tous ceux qui rêvent d’une ville en flammes qu’ils me suivent jusqu’à Broter.

Il salua Ébor Dendep et sortit de la boulaie, encore boitillant, le bras entouré d’un bandage ; et pourtant il y avait une vivacité dans sa démarche, une telle résolution sur son visage, qu’il paraissait mieux portant que bien d’autres hommes. Les jeunes gens le suivirent en silence.

— Qui est-ce ? demanda la messagère de Trethat en le regardant s’éloigner.

— L’homme auquel était destiné ton message, Selver d’Eshreth, un dieu parmi nous. Avais-tu déjà vu un dieu, ma fille ?

— Le Joueur de Lyre est passé dans notre ville lorsque j’avais dix ans.

— Oui, le vieux Ertel. Il était de mon Arbre, et des Vallées du Nord, comme moi. Eh bien, maintenant, tu as vu un second dieu, et bien plus grand. Parle de lui à ton peuple de Trethat.

— Quel dieu est-ce, mère ?

— Un nouveau, répondit Ébor Dendep de sa vieille voix sèche. Le fils du feu de forêt, le frère de l’assassiné. Il est celui qui ne renaît pas. Maintenant allez, vous tous, allez à la Loge. Voyez qui part avec Selver, veillez à ce qu’ils puissent emporter de la nourriture. Laissez-moi un moment. J’ai autant de pressentiments qu’un vieil homme stupide, je dois rêver…

Cette nuit-là, Coro Mena accompagna Selver jusqu’à l’endroit où ils s’étaient rencontrés pour la première fois, sous les saules roux près de la rivière. Beaucoup de personnes suivaient Selver en direction du sud, près de soixante en tout, et la plupart des gens n’avaient jamais vu une plus grande troupe en marche. Cela ferait un énorme bruit et ils pourraient ainsi amener beaucoup d’autres personnes à les rejoindre en chemin, dans leur volonté de traverser la mer pour gagner Sornol. Pour cette nuit, Selver avait fait usage de son privilège de Rêveur, de son droit à la solitude. Il se mit à l’écart. Ses compagnons le retrouveraient au matin ; à partir de cet instant, pris par la foule et par l’action, il ne lui resterait que peu de temps pour la course lente et profonde des grands rêves.