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Davidson fixait le créate, incapable de détourner les yeux. C’était comme s’il avait sur lui un quelconque pouvoir hypnotique. Il ne pouvait pas supporter ça. Personne n’avait le moindre pouvoir sur lui. Personne ne pouvait lui faire de mal.

— J’aurais dû te briser le cou pour de bon, le jour où tu m’as attaqué, dit-il de sa voix toujours épaisse et enrouée.

— Cela aurait peut-être mieux valu, répondit Selver. Mais Lyubov vous en a empêché. Tout comme il m’empêche maintenant de vous tuer. On ne tuera plus désormais. Et on ne coupera plus d’arbres. Mais il n’y a plus d’arbres à couper sur Rendlep. C’est l’endroit que vous appeliez l’île du Dépotoir. Votre peuple n’y a laissé aucun arbre, et vous ne pourrez donc pas construire de bateau pour vous enfuir. Il n’y pousse pas grand-chose, et nous devrons vous apporter de la nourriture et du bois pour vous chauffer. Il n’y a rien à tuer, sur Rendlep. Plus d’arbres, plus de gens. Il y en avait, mais il ne reste plus maintenant que le rêve de leur existence. Il me semble que, dans votre cas, c’est un excellent endroit pour y vivre, puisque vous devez vivre. Vous pourriez apprendre comment rêver, là-bas, mais je crois plutôt que vous suivrez enfin votre folie jusqu’à son terme.

— Tue-moi tout de suite et détourne ton foutu regard.

— Vous tuer ? dit Selver, et ses yeux levés vers Davidson semblèrent briller, très clairs, terribles, dans la pénombre de la forêt. Je ne peux pas vous tuer, Davidson. Vous êtes un dieu. Vous devez le faire vous-même.

Il se retourna pour s’éloigner, rapide et léger ; en quelques pas il disparut entre les troncs gris.

Un nœud coulant passa par-dessus la tête de Davidson et se resserra un peu autour de sa gorge. De petites lances approchèrent de son dos et de ses flancs. Ils n’essayaient pas de le blesser. Il pouvait s’enfuir, tenter sa chance, ils n’osaient pas le tuer. Les pointes étaient polies, en forme de feuilles, tranchantes comme des rasoirs. Le nœud coulant lui tirailla doucement le cou, et il les suivit là où ils l’emmenaient.

Huit

Selver n’avait pas vu Lyubov depuis longtemps. Ce rêve l’avait suivi à Rieshwel. L’avait accompagné lorsqu’il s’était adressé à Davidson pour la dernière fois. Puis il s’était évanoui, et peut-être dormait-il maintenant dans la tombe de Lyubov, à Eshsen, car il n’était jamais apparu à Selver dans la ville de Broter, où il vivait désormais.

Mais quand le grand vaisseau revint, et que Selver se rendit à Eshsen, Lyubov l’y retrouva. Il était silencieux et diaphane, très triste, au point de réveiller en Selver le vieux chagrin qui l’avait rongé.

Lyubov resta en sa compagnie, une ombre dans son esprit, même lorsqu’il rencontra les umins du vaisseau. C’étaient des gens de pouvoir ; très différents de tous les umins qu’il avait connus, à part son ami, mais c’étaient des hommes bien plus forts que Lyubov l’avait été.

Son aptitude à parler umin s’était rouillée, et il se contenta surtout, au début, de les laisser s’exprimer. Quand il se fut rendu compte avec certitude de ce qu’ils étaient, il leur tendit la lourde boîte qu’il avait amenée de Broter. « À l’intérieur il y a le travail de Lyubov, dit-il en cherchant ses mots. Il savait sur nous plus de choses que les autres. Il avait appris ma langue et le Langage des Hommes ; et il a écrit tout cela. Il comprenait à peu près comment nous vivons et comment nous rêvons. Pas les autres. Je vous donnerai ce travail, si vous l’emmenez là où il le désirait. »

Le grand umin à la peau blanche, Lepennon, parut heureux et remercia Selver en lui affirmant que les papiers seraient bien emmenés là où le désirait Lyubov, et que l’on en prendrait soin. Selver en fut content. Mais il avait été pénible pour lui de prononcer à haute voix le nom de son ami, car le visage de Lyubov était encore cruellement triste quand il le regardait dans son esprit. Il s’éloigna un peu des umins pour les observer. Dongh, Gosse et les autres d’Eshsen étaient là, en compagnie des cinq hommes descendus du vaisseau. Les nouveaux venus paraissaient propres et lisses comme du fer poli. Les anciens avaient laissé pousser leurs poils sur leur visage, si bien qu’ils ressemblaient un peu à d’énormes Athshéens à fourrure noire. Ils portaient toujours des vêtements, mais c’étaient de vieux habits qui n’étaient pas bien nettoyés. Ils n’étaient pas maigres, à part le Vieil Homme qui n’avait pas cessé d’être malade depuis la Nuit d’Eshsen ; mais ils avaient tous un peu l’air d’être perdus, ou fous.

Cette rencontre se déroulait à l’orée de la forêt, dans cette zone où, par un accord tacite, ni les gens de la forêt ni les umins n’avaient construit d’habitations, et où ils n’avaient pas campé durant ces dernières années. Selver et ses compagnons s’installèrent dans l’ombre d’un grand frêne qui s’écartait un peu des autres arbres. Ses fruits n’étaient encore que des petits nœuds verts sur les rameaux, ses feuilles étaient longues et souples, frémissantes, d’un vert estival. Sous le grand arbre, la lumière atténuée se compliquait d’une foule d’ombres mouvantes.

Les umins délibéraient, allaient et venaient, puis l’un d’eux s’avança finalement jusqu’au frêne. C’était l’homme sévère descendu du vaisseau, le commandant. Il s’accroupit sur les talons devant Selver, sans demander la permission mais sans montrer la moindre intention d’être impoli. Il demanda :

— Pouvons-nous parler un peu ?

— Certainement.

— Vous savez que nous allons ramener tous les Terriens avec nous. Nous avons amené un second vaisseau pour les transporter. Votre monde ne servira plus de colonie.

— C’est le message que j’ai entendu à Broter, quand vous êtes arrivé il y a trois jours.

— Je voulais être sûr que vous comprenez bien qu’il s’agit d’un accord permanent. Nous ne reviendrons pas. Votre monde a été mis au Ban de la Ligue. Et voilà ce que cela signifie pour vous : je peux vous promettre que personne ne viendra ici couper les arbres ou prendre vos terres, tant que la Ligue durera.

— Personne ne reviendra jamais », dit Selver ; affirmation ou interrogation.

— Pas avant cinq générations. Personne. Ensuite, quelques hommes, dix ou vingt, pas plus de vingt, viendront peut-être pour discuter avec votre peuple et pour étudier votre monde, comme certains des hommes le faisaient ici.

— Les scientifiques, les spés », ajouta Selver.

Il réfléchit un instant.

— Votre peuple, il décide les choses d’un coup, dit-il, et cette phrase était, de nouveau, à mi-chemin entre l’affirmation et l’interrogation.

— Que voulez-vous dire ?

Le commandant paraissait méfiant.

— Eh bien, vous dites qu’aucun de vous ne doit couper les arbres d’Athshe : et vous arrêtez tous. Et pourtant vous habitez de nombreux endroits. Maintenant, si un chef de Karach donnait un ordre, il ne serait pas suivi par les gens du village voisin, et certainement pas immédiatement par tous les gens du monde…

— Non, parce que vous n’avez pas un unique gouvernement qui dirige tous les autres. Mais nous en avons un – maintenant – et je vous assure que ses ordres sont exécutés. Par nous tous, et immédiatement. Mais à propos, il semblerait, d’après ce que nous ont raconté les colons, que lorsque vous donniez un ordre, Selver, tous les gens de chaque île y obéissaient aussitôt. Comment faisiez-vous ?

— À ce moment, j’étais un dieu », répondit Selver, impassible.