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— Papa, veux-tu faire un tour avec moi ?

Comme je vous fais peur à tous ! J’ai eu pitié d’elle ; bien que j’eusse d’abord été résolu à ne pas bouger, je me suis levé, j’ai pris son bras. Nous avons fait le tour de la prairie. La famille, depuis le perron, nous observait. Elle est entrée tout de suite dans le vif :

— Je voudrais te parler de Phili.

Elle tremblait. C’est affreux de faire peur à ses enfants. Mais croyez-vous qu’on soit libre, à soixante-huit ans, de ne pas avoir un air implacable ? À cet âge, l’expression des traits ne changera plus. Et l’âme se décourage quand elle ne peut s’exprimer au dehors… Geneviève se débarrassait en hâte de ce qu’elle avait préparé. Il s’agit bien du quart d’agent de change. Elle a insisté sur ce qui pouvait le plus sûrement m’indisposer : à l’entendre, le désœuvrement de Phili compromettait l’avenir du ménage. Phili commençait à se déranger. Je lui ai répondu que, pour un garçon tel que son gendre, son « quart d’agent de change » ne servirait jamais qu’à lui fournir des alibis. Elle l’a défendu. Tout le monde l’aime, ce Phili. « Il ne fallait pas être plus sévère pour lui que ne l’était Janine… » Je protestai que je ne le jugeais ni ne le condamnais. La carrière amoureuse de ce monsieur ne m’intéressait en rien.

— Est-ce qu’il s’intéresse à moi ? Pourquoi m’intéresserais-je à lui ?

— Il t’admire beaucoup…

Cet impudent mensonge m’a servi à placer ce que j’avais en réserve :

— N’empêche, ma fille, que ton Phili ne m’appelle que « le vieux crocodile ». Ne proteste pas, je l’ai entendu dans mon dos, bien des fois… Je ne le démentirai pas : crocodile je suis, crocodile je resterai. Il n’y a rien à attendre d’un vieux crocodile, rien, que sa mort. Et même mort, ai-je eu l’imprudence d’ajouter, même mort, il peut encore faire des siennes. (Que je regrette d’avoir dit cela, de lui avoir mis la puce à l’oreille !)

Geneviève était atterrée, protestait, s’imaginant que j’attachais de l’importance à l’injure de ce surnom. C’est la jeunesse de Phili qui m’est odieuse. Comment eût-elle imaginé ce que représente, aux yeux d’un vieillard haï et désespéré, ce garçon triomphant, qui a été saoulé, dès l’adolescence, de ce dont je n’aurai pas goûté une seule fois en un demi-siècle de vie ? Je déteste, je hais les jeunes gens. Mais celui-ci, plutôt qu’un autre. Comme un chat entre silencieusement par la fenêtre, il a pénétré à pas de velours dans ma maison, attiré par l’odeur. Ma petite-fille n’apportait pas une très belle dot, mais elle avait, en revanche, de magnifiques « espérances ». Les espérances de nos enfants ! Pour les cueillir, ils doivent nous passer sur le corps.

Comme Geneviève reniflait, s’essuyait les yeux, je lui dis d’un ton insinuant :

— Mais enfin, tu as un mari, un mari qui est dans les rhums. Ce brave Alfred n’a qu’à faire une position à son gendre. Pourquoi serais-je plus généreux que vous ne l’êtes vous-mêmes ?

Elle changea de ton pour me parler du pauvre Alfred : quel dédain ! quel dégoût ! À l’entendre, c’était un timoré qui réduisait, chaque jour davantage, ses affaires. Dans cette maison, naguère si importante, il n’y avait plus, aujourd’hui, place pour deux.

Je la félicitai d’avoir un mari de cette espèce : quand la tempête approche, il faut carguer ses toiles. L’avenir était à ceux qui, comme Alfred, voyaient petit. Aujourd’hui, le manque d’envergure est la première qualité dans les affaires. Elle crut que je me moquais, bien que ce soit ma pensée profonde, moi qui tiens mon argent sous clef et qui ne courrais même pas le risque de la Caisse d’Épargne.

Nous remontions vers la maison. Geneviève n’osait plus rien dire. Je ne m’appuyais plus à son bras. La famille, assise en rond, nous regardait venir et déjà, sans doute, interprétait les signes néfastes. Notre retour interrompait évidemment une discussion entre la famille d’Hubert et celle de Geneviève. Oh ! la belle bataille autour de mon magot si jamais je consentais à m’en dessaisir ! Seul, Phili était debout. Le vent agitait ses cheveux rebelles. Il portait une chemise ouverte, aux manches courtes. J’ai horreur de ces garçons de maintenant, de ces filles athlétiques. Ses joues d’enfant se sont empourprées lorsqu’à la sotte question de Janine : « Eh bien ! Vous avez bavardé ? », je répondis doucement : « Nous avons parlé d’un vieux crocodile… »

Encore une fois, ce n’est pas pour cette injure que je le hais. Ils ne savent pas ce qu’est la vieillesse. Vous ne pouvez imaginer ce supplice : ne rien avoir eu de la vie et ne rien attendre de la mort. Qu’il n’y ait rien au delà du monde, qu’il n’existe pas d’explication, que le mot de l’énigme ne nous soit jamais donné… Mais toi, tu n’as pas souffert ce que j’ai souffert, tu ne souffriras pas ce que je souffre. Les enfants n’attendent pas ta mort. Ils t’aiment à leur manière ; ils te chérissent. Tout de suite ils ont pris ton parti. Je les aimais. Geneviève, cette grosse femme de quarante ans qui, tout à l’heure, essayait de m’extorquer quatre cents billets de mille pour sa gouape de gendre, je me la rappelle petite fille sur mes genoux. Dès que tu la voyais dans mes bras, tu l’appelais… Mais je n’arriverai jamais au bout de cette confession si je continue de mêler ainsi le présent au passé. Je vais m’efforcer d’y introduire un peu d’ordre.

VI

Il ne me semble pas que je t’aie haïe dès la première année qui suivit la nuit désastreuse. Ma haine est née, peu à peu, à mesure que je me rendais mieux compte de ton indifférence à mon égard, et que rien n’existait à tes yeux hors ces petits êtres vagissants, hurleurs et avides. Tu ne t’apercevais même pas qu’à moins de trente ans, j’étais devenu un avocat d’affaires surmené et salué déjà comme un jeune maître dans ce barreau, le plus illustre de France après celui de Paris. À partir de l’affaire Villenave (1893) je me révélai en outre comme un grand avocat d’assises (il est très rare d’exceller dans les deux genres) et tu fus la seule à ne pas te rendre compte du retentissement universel de ma plaidoirie. Ce fut aussi l’année où notre mésentente devint une guerre ouverte.

Cette fameuse affaire Villenave, si elle consacra mon triomphe, resserra l’étau qui m’étouffait : peut-être m’était-il resté quelque espoir ; elle m’apporta la preuve que je n’existais pas à tes yeux.

Ces Villenave, — te rappelles-tu seulement leur histoire ? — après vingt ans de mariage, s’aimaient d’un amour qui était passé en proverbe. On disait « unis comme les Villenave ». Ils vivaient avec un fils unique, âgé d’une quinzaine d’années, dans leur château d’Ornon, aux portes de la ville, recevaient peu, se suffisaient l’un à l’autre : « Un amour comme on en voit dans les livres », disait ta mère, dans une de ces phrases toutes faites dont sa petite-fille Geneviève a hérité le secret. Je jurerais que tu as tout oublié de ce drame. Si je te le raconte, tu vas te moquer de moi, comme lorsque je rappelais, à table, le souvenir de mes examens et de mes concours… mais tant pis ! Un matin, le domestique qui faisait les pièces du bas, entend un coup de revolver au premier étage, un cri d’angoisse ; il se précipite ; la chambre de ses maîtres est fermée. Il surprend des voix basses, un sourd remue-ménage, des pas précipités dans le cabinet de toilette. Au bout d’un instant, comme il agitait toujours le loquet, la porte s’ouvrit. Villenave était étendu sur le lit, en chemise, couvert de sang. Mme de Villenave, les cheveux défaits, vêtue d’une robe de chambre, se tenait debout au pied du lit, un revolver à la main. Elle dit : « J’ai blessé monsieur de Villenave, appelez en hâte le médecin, le chirurgien et le commissaire de police. Je ne bouge pas d’ici. » On ne put rien obtenir d’elle que cet aveu : « J’ai blessé mon mari », ce qui fut confirmé par M. de Villenave, dès qu’il fut en état de parler. Lui-même se refusa à tout autre renseignement.