Выбрать главу

L’accusée ne voulut pas choisir d’avocat. Gendre d’un de leurs amis, je fus commis d’office pour sa défense, mais dans mes quotidiennes visites à la prison, je ne tirai rien de cette obstinée. Les histoires les plus absurdes couraient la ville à son sujet ; pour moi, dès le premier jour, je ne doutai pas de son innocence : elle se chargeait elle-même, et le mari qui la chérissait acceptait qu’elle s’accusât. Ah ! le flair des hommes qui ne sont pas aimés pour dépister la passion chez autrui ! L’amour conjugal possédait entièrement cette femme. Elle n’avait pas tiré sur son mari. Lui avait-elle fait un rempart de son corps, pour le défendre contre quelque amoureux éconduit ? Personne n’était entré dans la maison depuis la veille. Il n’y avait aucun habitué qui fréquentât chez eux… enfin, je ne vais tout de même pas te rapporter cette vieille histoire.

Jusqu’au matin du jour où je devais plaider, j’avais décidé de m’en tenir à une attitude négative et de montrer seulement que Mme de Villenave ne pouvait pas avoir commis le crime dont elle s’accusait. Ce fut, à la dernière minute, la déposition du jeune Yves, son fils, ou plutôt (car elle fut insignifiante et n’apporta aucune lumière) le regard-suppliant et impérieux dont le couvait sa mère, jusqu’à ce qu’il eût quitté la barre des témoins, et l’espèce de soulagement qu’elle manifesta alors, voilà ce qui déchira soudain le voile : je dénonçai le fils, cet adolescent malade, jaloux de son père trop aimé. Je me jetai, avec une logique passionnée, dans cette improvisation aujourd’hui fameuse où le professeur F. a, de son propre aveu, trouvé en germe l’essentiel de son système, et qui a renouvelé à la fois la psychologie de l’adolescence et la thérapeutique de ses névroses.

Si je rappelle ce souvenir, ma chère Isa, ce n’est pas que je cède à l’espérance de susciter, après quarante ans, une admiration que tu n’as pas ressentie au moment de ma victoire, et lorsque les journaux des deux mondes publièrent mon portrait. Mais en même temps que ton indifférence, dans cette heure solennelle de ma carrière, me donnait la mesure de mon abandon et de ma solitude, j’avais eu pendant des semaines, sous les yeux, j’avais tenu entre les quatre murs d’une cellule cette femme qui se sacrifiait, bien moins pour sauver son propre enfant, que pour sauver le fils de son mari, l’héritier de son nom. C’était lui, la victime, qui l’avait suppliée : « Accuse-toi… » Elle avait porté l’amour jusqu’à cette extrémité de faire croire au monde qu’elle était une criminelle, qu’elle était l’assassin de l’homme qu’elle aimait uniquement. L’amour conjugal, non l’amour maternel l’avait poussée… (Et la suite l’a bien prouvé : elle s’est séparée de son fils et sous divers prétextes a vécu toujours éloignée de lui.) J’aurais pu être un homme aimé comme l’était Villenave. Je l’ai beaucoup vu, lui aussi, au moment de l’affaire. Qu’avait-il de plus que moi ? Assez beau, racé, sans doute, mais il ne devait pas être bien intelligent. Son attitude hostile à mon égard, après le procès, l’a prouvé. Et moi, je possédais une espèce de génie. Si j’avais eu, à ce moment, une femme qui m’eût aimé, jusqu’où ne serais-je pas monté ? On ne peut tout seul garder la foi en soi-même. Il faut que nous ayons un témoin de notre force : quelqu’un qui marque les coups, qui compte les points, qui nous couronne au jour de la récompense, — comme autrefois, à la distribution des prix, chargé de livres, je cherchais des yeux maman dans la foule et au son d’une musique militaire, elle déposait des lauriers d’or sur ma tête frais tondue.

À l’époque de l’affaire Villenave, elle commença de baisser. Je ne m’en aperçus que peu à peu : l’intérêt qu’elle apportait à un petit chien noir, qui aboyait furieusement dès que j’approchais, fut le premier signe de sa déchéance. À chaque visite, il n’était guère question que de cet animal. Elle n’écoutait plus ce que je lui disais de moi.

D’ailleurs, maman n’aurait pu remplacer l’amour qui m’eût sauvé, à ce tournant de mon existence. Son vice qui était de trop aimer l’argent, elle me l’avait légué ; j’avais cette passion dans le sang. Elle aurait mis tous ses efforts à me maintenir dans un métier où, comme elle disait, « je gagnais gros ». Alors que les lettres m’attiraient, que j’étais sollicité par les journaux et par toutes les grandes revues, qu’aux élections, les partis de gauche m’offraient une candidature à La Bastide (celui qui l’accepta à ma place fut élu sans difficulté), je résistai à mon ambition parce que je ne voulais pas renoncer à « gagner gros ».

C’était ton désir aussi, et tu m’avais laissé entendre que tu ne quitterais jamais la province. Une femme qui m’eût aimé aurait chéri ma gloire. Elle m’aurait appris que l’art de vivre consiste à sacrifier une passion basse à une passion plus haute. Les journalistes imbéciles qui font semblant de s’indigner parce que tel avocat profite de ce qu’il est député ou ministre pour glaner quelques menus profits, feraient bien mieux d’admirer la conduite de ceux qui ont su établir entre leurs passions une hiérarchie intelligente, et qui ont préféré la gloire politique aux affaires les plus fructueuses. La tare dont tu m’aurais guéri, si tu m’avais aimé, c’était de ne rien mettre au-dessus du gain immédiat, d’être incapable de lâcher la petite et médiocre proie des honoraires pour l’ombre de la puissance, car il n’y a pas d’ombre sans réalité ; l’ombre est une réalité. Mais quoi ! Je n’avais rien que cette consolation de « gagner gros », comme l’épicier du coin.

Voilà ce qui me reste : ce que j’ai gagné, au long de ces années affreuses, cet argent dont vous avez ta folie de vouloir que je me dépouille. Ah ! l’idée même m’est insupportable que vous en jouissiez après ma mort. Je t’ai dit en commençant que mes dispositions avaient d’abord été prises pour qu’il ne vous en restât rien. Je t’ai laissé entendre que j’avais renoncé à cette vengeance… Mais c’était méconnaître ce mouvement de marée qui est celui de la haine dans mon cœur. Et tantôt elle s’éloigne, et je m’attendris… Puis elle revient, et ce flot bourbeux me recouvre.

Depuis aujourd’hui, depuis cette journée de Pâques, après cette offensive pour me dépouiller, au profit de votre Phili, et lorsque j’ai revu, au complet, cette meute familiale assise en rond devant la porte et m’épiant, je suis obsédé par la vision des partages, — de ces partages qui vous jetteront les uns contre les autres : car vous vous battrez comme des chiens autour de mes terres, autour de mes titres. Les terres seront à vous, mais les titres n’existent plus. Ceux dont je te parlais, à la première page de cette lettre, je les ai vendus, la semaine dernière, au plus haut : depuis, ils baissent chaque jour. Tous les bateaux sombrent, dès que je les abandonne ; je ne me trompe jamais. Les millions liquides, vous les aurez aussi, vous les aurez si j’y consens. Il y a des jours où je décide que vous n’en retrouverez pas un centime…

J’entends votre troupeau chuchotant qui monte l’escalier. Vous vous arrêtez ; vous parlez sans crainte que je m’éveille (il est entendu que je suis sourd) ; je vois sous la porte la lueur de vos bougies. Je reconnais le fausset de Phili (on dirait qu’il mue encore) et soudain des rires étouffés, les gloussements des jeunes femmes. Tu les grondes ; tu vas leur dire : « Je vous assure qu’il ne dort pas… » Tu t’approches de ma porte ; tu écoutes ; tu regardes par la serrure : ma lampe me dénonce. Tu reviens vers la meute ; tu dois leur souffler : « Il veille encore, il vous écoute… »