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Ils s’éloignent sur leurs pointes. Les marches de l’escalier craquent ; une à une, les portes se ferment. Dans la nuit de Pâques, la maison est chargée de couples. Et moi, je pourrais être le tronc vivant de ces jeunes rameaux. La plupart des pères sont aimés. Tu étais mon ennemie et mes enfants sont passés à l’ennemi.

C’est à cette guerre qu’il faut en venir maintenant. Je n’ai plus la force d’écrire. Et pourtant je déteste de me coucher, de m’étendre, même lorsque l’état de mon cœur me le permet. À mon âge, le sommeil attire l’attention de la mort. Tant que je resterai debout, il me semble qu’elle ne peut pas venir. Ce que je redoute d’elle, est-ce l’angoisse physique, l’angoisse du dernier hoquet ? Non, mais c’est qu’elle est ce qui n’existe pas, ce qui ne peut se traduire que par le signe —.

VII

Tant que nos trois petits demeurèrent dans les limbes de la première enfance, notre inimitié resta donc voilée : l’atmosphère chez nous était pesante. Ton indifférence à mon égard, ton détachement de tout ce qui me concernait t’empêchaient d’en souffrir et même de la sentir. Je n’étais d’ailleurs jamais là. Je déjeunais seul à onze heures, pour arriver au Palais avant midi. Les affaires me prenaient tout entier et le peu de temps dont j’eusse pu disposer en famille, tu devines à quoi je le dépensais. Pourquoi cette débauche affreusement simple, dépouillée de tout ce qui, d’habitude, lui sert d’excuse, réduite à sa pure horreur, sans ombre de sentiment, sans le moindre faux semblant de tendresse ? J’aurais pu avoir aisément de ces aventures que le monde admire. Un avocat de mon âge, comment n’eût-il pas connu certaines sollicitations ? Bien des jeunes femmes, au delà de l’homme d’affaires, voulaient émouvoir l’homme… Mais j’avais perdu la foi dans les créatures, ou plutôt dans mon pouvoir de plaire à aucune d’elles. À première vue, je décelais l’intérêt qui animait celles dont je sentais la complicité, dont je percevais l’appel. L’idée préconçue qu’elles cherchent toutes à s’assurer une position, me glaçait. Pourquoi ne pas avouer qu’à la certitude tragique d’être quelqu’un qu’on n’aime pas, s’ajoutait la méfiance du riche qui a peur d’être dupe, qui redoute qu’on l’exploite ? Toi, je t’avais « pensionnée » ; tu me connaissais trop pour attendre de moi un sou de plus que la somme fixée. Elle était assez ronde et tu ne la dépassais jamais. Je ne sentais aucune menace de ce côté-là. Mais les autres femmes ! J’étais de ces imbéciles qui se persuadent qu’il existe d’une part les amoureuses désintéressées, et de l’autre les rouées qui ne cherchent que l’argent. Comme si dans la plupart des femmes, l’inclination amoureuse n’allait de pair avec le besoin d’être soutenues, protégées, gâtées ! À soixante-huit ans, je revois avec une lucidité qui, à certaines heures, me ferait hurler, tout ce que j’ai repoussé, non par vertu mais par méfiance et ladrerie. Les quelques liaisons ébauchées tournaient court, soit que mon esprit soupçonneux interprétât mal la plus innocente demande, soit que je me rendisse odieux par ces manies que tu connais trop bien : ces discussions au restaurant ou avec les cochers au sujet des pourboires. J’aime à savoir d’avance ce que je dois payer. J’aime que tout soit tarifé ; oserais-je avouer cette honte ? Ce qui me plaisait dans la débauche, c’était peut-être qu’elle fût à prix fixe. Mais chez un tel homme, quel lien pourrait subsister entre le désir du cœur et le plaisir ? Les désirs du cœur, je n’imaginais plus qu’ils pussent être jamais comblés ; je les étouffais à peine nés. J’étais passé maître dans l’art de détruire tout sentiment, à cette minute exacte où la volonté joue un rôle décisif dans l’amour, où au bord de la passion, nous demeurons encore libres de nous abandonner ou de nous reprendre. J’allais au plus simple, — à ce qui s’obtient pour un prix convenu. Je déteste qu’on me roule ; mais ce que je dois, je le paie. Vous dénoncez mon avarice ; il n’empêche que je ne puis souffrir d’avoir des dettes : je règle tout comptant ; mes fournisseurs le savent et me bénissent. L’idée m’est insupportable de devoir la moindre somme. C’est ainsi que j’ai compris « l’amour » : donnant, donnant… Quel dégoût !

Non, j’appuie sur le trait ; je me salis moi-même : j’ai aimé, peut-être ai-je été aimé… En 1919, au déclin de ma jeunesse. À quoi bon passer cette aventure sous silence ? Tu l’as connue, tu as su t’en souvenir le jour où tu m’as mis le marché en main.

J’avais sauvé cette petite institutrice à l’instruction (elle était poursuivie pour infanticide). Elle s’est d’abord donnée par gratitude ; mais ensuite… Oui, oui, j’ai connu l’amour, cette année-là ; c’est mon insatiabilité qui a tout perdu. Ce n’était pas assez de la maintenir dans la gêne, presque dans la misère ; il fallait qu’elle fût toujours à ma disposition, qu’elle ne vît personne, que je pusse la prendre, la laisser, la retrouver, au hasard de mes caprices, et durant mes rares loisirs. C’était ma chose. Mon goût de posséder, d’user, d’abuser, s’étend aux humains. Il m’aurait fallu des esclaves. Une seule fois, j’ai cru avoir trouvé cette victime, à la mesure de mon exigence. Je surveillais jusqu’à ses regards… Mais j’oubliais ma promesse de ne pas t’entretenir de ces choses. Elle est partie pour Paris, elle n’en pouvait plus.

« S’il n’y avait que nous avec qui tu ne pusses t’entendre, m’as-tu souvent répété, mais tout le monde te redoute et te fuit, Louis, tu le vois bien ! » Oui, je le voyais… Au Palais, j’ai toujours été un solitaire. Ils m’ont élu le plus tard possible au Conseil de l’Ordre. Après tous les crétins qu’ils m’ont préférés, je n’aurais pas voulu du Bâtonnat. Au fond, en ai-je jamais eu envie ? Il aurait fallu représenter, recevoir. Ce sont des honneurs qui coûtent gros ; le jeu n’en vaut pas la chandelle. Toi, tu le désirais à cause des enfants. Jamais tu n’as rien désiré pour moi-même : « Fais-le pour les enfants. »

L’année qui suivit notre mariage, ton père eut sa première attaque, et le château de Cenon nous fut fermé. Très vite, tu adoptas Calèse. De moi, tu n’as vraiment accepté que mon pays. Tu as pris racine dans ma terre sans que nos racines se puissent rejoindre. Tes enfants ont passé dans cette maison, dans ce jardin, toutes leurs vacances. Notre petite Marie y est morte ; et bien loin que cette mort t’en ait donné l’horreur, tu attaches à la chambre où elle a souffert un caractère sacré. C’est ici que tu as couvé ta couvée, que tu as soigné les maladies, que tu as veillé près des berceaux, que tu as eu maille à partir avec des nurses et des institutrices. C’est entre ces pommiers que les cordes tendues supportaient les petites robes de Marie, toutes ces candides lessives. C’est dans ce salon que l’abbé Ardouin groupait autour du piano les enfants et leur faisait chanter des chœurs qui n’étaient pas toujours des cantiques, pour éviter ma colère.

Fumant devant la maison, les soirs d’été, j’écoutais leurs voix pures, cet air de Lulli : « Ah ! que ces bois, ces rochers, ces fontaines… » Calme bonheur dont je me savais exclu, zone de pureté et de rêve qui m’était interdite. Tranquille amour, vague assoupie qui venait mourir à quelques pas de mon rocher.

J’entrais au salon, et les voix se taisaient. Toute conversation s’interrompait à mon approche. Geneviève s’éloignait avec un livre. Seule, Marie n’avait pas peur de moi ; je l’appelais et elle venait ; je la prenais de force dans mes bras, mais elle s’y blottissait volontiers. J’entendais battre son cœur d’oiseau. À peine lâchée, elle s’envolait dans le jardin… Marie !

Très tôt, les enfants s’inquiétèrent de mon absence à la messe, de ma côtelette du vendredi. Mais la lutte entre nous deux, sous leurs regards, ne connut qu’un petit nombre d’éclats terribles, où je fus le plus souvent battu. Après chaque défaite, une guerre souterraine se poursuivait. Calèse en fut le théâtre, car à la ville je n’étais jamais là. Mais les vacances du Palais coïncidant avec celles du collège, août et septembre nous réunissaient ici.