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— Le plus curieux, grondai-je, c’est que tu crois à ce que tu racontes. Tu sais pourtant que vous couriez tous après ce garçon…

— Voyons, père, tu ne vas pas le défendre…

Je protestai qu’il ne s’agissait pas de le défendre. Mais nous avions eu le tort de juger ce Phili plus vil qu’il n’était. Sans doute lui avait-on marqué trop durement qu’une fois la fortune assurée, il accepterait toutes les avanies, et qu’on était sûr désormais qu’il ne s’en irait plus. Mais les êtres ne sont jamais aussi bas qu’on imagine.

— Quand je pense que tu défends un misérable qui abandonne sa jeune femme et sa petite fille…

— Geneviève, criai-je, exaspéré, tu ne me comprends pas, fais un effort pour comprendre : abandonner sa femme et sa fille, c’est mal, cela va sans dire ; mais le coupable peut avoir cédé à des mobiles ignobles aussi bien qu’à de hautes raisons…

— Alors, répétait Geneviève butée, tu trouves noble d’abandonner une femme de vingt-deux ans et une petite fille…

Elle ne sortait pas de là ; elle ne comprenait rien à rien.

— Non, tu es trop sotte… à moins que tu fasses exprès de ne pas comprendre… Et moi je soutiens que Phili m’apparaît moins méprisable depuis…

Geneviève me coupa la parole, me criant d’attendre que Janine ait quitté la pièce pour l’insulter en défendant son mari. Mais la petite qui, jusque-là, n’avait pas ouvert la bouche, dit, d’une voix que j’avais peine à reconnaître :

— Pourquoi le nier, maman ? Nous avons mis Phili plus bas que terre. Rappelle-toi : depuis que les partages étaient décidés, nous avions barre sur lui. Oui, c’était comme un animal que j’eusse mené en laisse. J’en étais arrivée à ne plus beaucoup souffrir de n’être pas aimée. Je l’avais ; il était à moi ; il m’appartenait : je restais maîtresse de l’argent ; je lui tenais la dragée haute. C’était ton expression, maman. Rappelle-toi que tu me disais : « Maintenant, tu vas pouvoir lui tenir la dragée haute. » Nous pensions qu’il ne mettait rien au-dessus de l’argent. Lui-même le croyait peut-être, et pourtant sa colère, sa honte ont été plus fortes. Car il n’aime pas cette femme qui me l’a pris ; il me l’a avoué en partant, et il m’a jeté à la figure assez de choses atroces, pour que je sois sûre qu’il disait vrai. Mais elle ne le méprisait pas, elle ne le rabaissait pas. Elle s’est donnée à lui, elle ne l’a pas pris. Moi, je me l’étais offert.

Elle répétait ces derniers mots, comme elle se fût battue. Sa mère haussait les épaules, mais se réjouissait de voir ses larmes : « Ça va la détendre… » Et elle disait encore :

— N’aie pas peur, ma chérie, il te reviendra, la faim chasse le loup du bois. Quand il aura assez mangé de vache enragée…

J’étais sûr que de telles paroles excitaient le dégoût de Janine. Je me levai, je pris mon chapeau, ne pouvant supporter de finir la soirée avec ma fille. Je lui fis croire que j’avais loué une auto et que je rentrais à Calèse. Soudain, Janine dit :

— Emmenez-moi, grand-père.

Sa mère lui demanda si elle était folle ; il fallait qu’elle demeurât ici : les hommes de loi avaient besoin d’elle. Et puis, à Calèse, « le chagrin la prendrait ».

Sur le palier où elle m’avait suivi, Geneviève m’adressa de vifs reproches parce que j’avais flatté la passion de Janine :

— Si elle arrivait à se détacher de cet individu, avoue que ce serait un beau débarras. On trouvera toujours un cas d’annulation ; et avec sa fortune, Janine fera un mariage superbe. Mais d’abord, il faut qu’elle se détache. Et toi qui détestais Phili, tu te mets maintenant à faire son éloge devant elle… Ah ! non ! surtout qu’elle n’aille pas à Calèse ! tu nous la renverrais dans un joli état. Ici, nous finirons bien par la distraire. Elle oubliera…

À moins qu’elle ne meure, pensais-je ; ou qu’elle vive misérablement, avec une douleur toujours égale et qui échappera au temps. Peut-être Janine appartient-elle à cette race qu’un vieil avocat connaît bien : ces femmes chez qui l’espérance est une maladie, qui ne guérissent pas d’espérer, et qui, après vingt ans, regardent encore la porte avec des yeux de bête fidèle.

Je rentrai dans la chambre où Janine était demeurée assise, et je lui dis :

— Quand tu voudras, mon enfant… tu seras toujours la bienvenue.

Elle ne manifesta par aucun signe qu’elle m’eût compris. Geneviève rentra et me demanda d’un air soupçonneux : « Que lui dis-tu ? » J’ai su depuis qu’elle m’accusait d’avoir, pendant ces quelques secondes, « retourné » Janine et de m’être amusé « à lui mettre un tas d’idées en tête ». Mais moi, je descendais l’escalier, me remémorant ce que la jeune femme m’avait crié : « Emmenez-moi… » Elle m’avait demandé de l’emmener. J’avais prononcé, d’instinct, sur Phili, les paroles qu’elle avait besoin d’entendre. J’étais le premier, peut-être, qui ne l’eût pas blessée.

Je marchais dans ce Bordeaux illuminé d’un jour de rentrée ; les trottoirs du Cours de l’Intendance, humides de brouillard, luisaient. Les voix du Midi couvraient le vacarme des trams. L’odeur de mon enfance était perdue ; je l’aurais retrouvée dans ces quartiers plus sombres de la rue Dufour-Dubergier et de la Grosse Cloche. Là, peut-être, quelque vieille femme, à l’angle d’une rue noire, serrait-elle encore contre sa poitrine un pot fumant de ces châtaignes bouillies qui sentent l’anis. Non, je n’étais pas triste. Quelqu’un m’avait entendu, compris. Nous nous étions rejoints : c’était une victoire. Mais j’avais échoué devant Geneviève : il n’y avait rien à faire pour moi contre une certaine qualité de bêtise. On atteint aisément une âme vivante à travers les crimes, les vices les plus tristes, mais la vulgarité est infranchissable. Tant pis ! j’en prendrais mon parti ; on ne pouvait fendre la pierre de tous ces tombeaux. Bienheureux si je réussissais à pénétrer jusqu’à un seul être, avant de mourir.

Je couchai à l’hôtel et ne rentrai que le lendemain matin à Calèse. Peu de jours après, Alfred vint me voir et j’appris de lui que ma visite avait eu des conséquences funestes : Janine avait écrit à Phili une lettre de folle où elle se chargeait de tous les torts, s’accusait, lui demandait pardon. « Les femmes n’en font jamais d’autres… » Le bon gros n’osait me dire, mais il pensait sûrement : « Elle recommence les bêtises de sa grand-mère. »

Alfred me laissa entendre que le procès était perdu d’avance et que Geneviève m’en rendait responsable : j’avais fait exprès de monter la tête à Janine. Je demandai à mon gendre, en souriant, quels avaient pu être mes mobiles. Il me répondit, tout en protestant qu’il ne partageait en rien l’opinion de sa femme, que j’avais agi, selon elle, par malice, par vengeance, peut-être par « méchanceté pure ».

Les enfants ne venaient plus me voir. Une lettre de Geneviève m’apprit, deux semaines plus tard, qu’on avait dû enfermer Janine dans une maison de santé. Il ne s’agissait pas de folie, bien entendu. On espérait beaucoup de cette cure d’isolement.

Et moi aussi, j’étais isolé, mais je ne souffrais pas. Jamais mon cœur ne m’avait laissé un si long répit. Durant cette quinzaine et bien au delà, l’automne radieux s’attarda sur le monde. Aucune feuille ne se détachait encore, les roses refleurissaient. J’aurais dû souffrir de ce que mes enfants, de nouveau, s’écartaient de moi. Hubert n’apparaissait plus que pour parler d’affaires. Il était sec, gourmé. Ses manières demeuraient courtoises, mais il se tenait sur ses gardes. L’influence que mes enfants m’accusaient d’avoir prise sur Janine m’avait fait perdre tout le terrain gagné. J’étais redevenu, à leurs yeux, l’adversaire, un vieillard perfide et capable de tout. Et enfin, la seule qui m’aurait peut-être compris était enfermée et séparée des vivants. Et pourtant, j’éprouvais une profonde paix. Démuni de tout, isolé, sous le coup d’une mort affreuse, je demeurais calme, attentif, l’esprit en éveil. La pensée de ma triste vie ne m’accablait pas. Je ne sentais pas le poids de ces années désertes… comme si je n’eusse pas été un vieillard très malade, comme si j’avais eu encore, devant moi, toute une existence, comme si cette paix qui me possédait eût été quelqu’un.