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Ainsi allaient mes pensées, ce soir-là. Je me souviens de m’être levé, d’avoir repoussé mon fauteuil si violemment que Janine tressaillit. Le silence de Calèse, à cette heure avancée, ce silence épais, presque solide, engourdissait, étouffait sa douleur. Elle laissait mourir le feu, et, à mesure que la pièce devenait plus froide, elle traînait sa chaise vers l’âtre, ses pieds touchaient presque la cendre. Le feu mourant attirait ses mains et son front. La lampe de la cheminée éclairait cette lourde femme ramassée, et moi j’errais alentour, dans la pénombre encombrée d’acajou et de palissandre. Je tournais, impuissant, autour de ce bloc humain, de ce corps prostré. « Mon enfant… » Je ne trouvais pas le mot que je cherchais. Ce qui m’étouffe, ce soir, en même temps que j’écris ces lignes, ce qui fait mal à mon cœur comme s’il allait se rompre, cet amour dont je connais enfin le nom ador…

…………

Calèse, le 10 décembre 193…

Ma chère Geneviève, j’achèverai, cette semaine, de classer les papiers dont ici tous les tiroirs débordent. Mais mon devoir est de te communiquer, sans retard, cet étrange document. Tu sais que notre père est mort à sa table de travail et qu’Amélie l’a trouvé, le matin du 24 novembre, la face contre un cahier ouvert : celui-là même que je t’adresse sous pli recommandé.

Tu auras sans doute autant de peine que j’en ai eu moi-même à le déchiffrer… il est heureux que l’écriture en soit illisible pour les domestiques. Mû par un sentiment de délicatesse, j’avais d’abord décidé de t’épargner cette lecture : notre père, en effet, s’exprime à ton sujet en des termes singulièrement blessants. Mais avais-je le droit de te laisser ignorer une pièce qui t’appartient autant qu’à moi-même ? Tu connais mes scrupules pour tout ce qui touche de près ou de loin à l’héritage de nos parents. Je me suis donc ravisé.

D’ailleurs, qui de nous n’est pas maltraité dans ces pages fielleuses ? Elles ne nous révèlent rien, hélas ! que nous ne sachions de longue date. Le mépris que j’inspirais à mon père a empoisonné mon adolescence. J’ai longtemps douté de moi, je me suis replié sous ce regard impitoyable, il a fallu bien des années pour que je prenne enfin conscience de ma valeur.

Je lui ai pardonné, et j’ajoute même que c’est le devoir filial qui m’a surtout poussé à te communiquer ce document. Car, de quelque manière que tu le juges, il est indéniable que la figure de notre père t’y apparaîtra, en dépit de tous les sentiments affreux qu’il y étale, je n’ose dire plus noble, mais enfin plus humaine (je pense en particulier à son amour pour notre sœur Marie, pour le petit Luc, dont tu trouveras ici des témoignages émouvants). Je m’explique mieux, aujourd’hui, la douleur qu’il a manifestée devant le cercueil de maman et dont nous fûmes stupéfaits. Tu la croyais en partie jouée. Ces pages ne serviraient-elles qu’à te révéler ce qui subsistait de cœur dans cet homme implacable et follement orgueilleux, qu’il vaut la peine que tu en supportes la lecture, par ailleurs si pénible pour toi, ma chère Geneviève.

Ce dont je suis redevable à cette confession et le bénéfice que tu y trouveras toi-même, c’est l’apaisement de notre conscience. Je suis né scrupuleux. Eussé-je mille raisons de me croire dans mon droit, il suffit d’un rien pour me troubler. Ah ! la délicatesse morale au point où je l’ai développée ne rend pas la vie facile ! Poursuivi par la haine d’un père, je n’ai tenté aucun geste de défense, même le plus légitime, sans en éprouver de l’inquiétude, sinon du remords. Si je n’avais été chef de famille, responsable de l’honneur du nom et du patrimoine de nos enfants, j’eusse préféré renoncer à la lutte plutôt que de souffrir ces déchirements et ces combats intérieurs dont tu as été plus d’une fois le témoin.

Je remercie Dieu qui a voulu que ces lignes de notre père me justifient. Et d’abord, elles confirment tout ce que nous connaissions déjà des machinations inventées par lui pour nous frustrer de son héritage. Je n’ai pu lire sans honte les pages où il décrit les procédés qu’il avait imaginés pour tenir, à la fois, l’avoué Bourru et le nommé Robert. Jetons sur ces scènes honteuses le manteau de Noé. Il reste que mon devoir était de déjouer, coûte que coûte, ces plans abominables. Je l’ai fait et avec un succès dont je ne rougis pas. N’en doute pas, ma sœur, c’est à moi que tu dois ta fortune. Le malheureux, au long de cette confession, s’efforce de se persuader à lui-même que la haine qu’il éprouvait à notre égard est morte d’un coup ; il se targue d’un brusque détachement des biens de ce monde (j’avoue que je n’ai pu me retenir de rire à cet endroit). Mais, fais attention, s’il te plaît, à l’époque de ce revirement inattendu : il se produit au moment où ses ruses ont été déjouées et lorsque son fils naturel nous a vendu la mèche. Ce n’était pas facile de faire disparaître une telle fortune ; un plan de mobilisation qu’il a fallu des années pour mettre au point ne peut être remplacé en quelques jours. La vérité est que le pauvre homme sentait sa fin prochaine et n’avait plus le temps ni les moyens de nous déshériter par une autre méthode que celle qu’il avait imaginée et que la Providence nous a fait découvrir.

Cet avocat n’a voulu perdre son procès, ni devant lui-même, ni devant nous ; il a eu la rouerie, à demi inconsciente, je le veux bien, de transformer sa défaite en victoire morale ; il a affecté le désintéressement, le détachement… Eh !… qu’aurait-il pu faire d’autre ? Non, là, je ne m’y laisse pas prendre et je crois qu’avec ton bon sens tu jugeras que nous n’avons pas à nous mettre en dépense d’admiration ni de gratitude.

Mais il est un autre point où cette confession apporte à ma conscience un total apaisement ; un point sur lequel je me suis examiné avec plus de sévérité, et sans avoir atteint, pendant longtemps, je l’avoue aujourd’hui, à calmer cette conscience chatouilleuse. Je veux parler des tentatives, d’ailleurs vaines, pour soumettre à l’examen des spécialistes l’état mental de notre père. Je dois dire que ma femme a beaucoup fait pour me troubler à ce sujet. Tu sais que je n’ai point accoutumé de prêter grande importance à ses opinions : c’est la personne la moins pondérée qui soit. Mais ici, elle me rebattait les oreilles, le jour et la nuit, d’arguments dont j’avoue que quelques-uns me troublaient. Elle avait fini par me convaincre que ce grand avocat d’affaires, que ce financier retors, que ce profond psychologue était l’équilibre même… Sans doute est-il facile de rendre odieux des enfants qui s’efforcent de faire enfermer leur vieux père pour ne pas perdre l’héritage… Tu vois que je ne mâche pas les mots… J’ai passé bien des nuits sans sommeil. Dieu le sait.

Eh bien, ma chère Geneviève, ce cahier, surtout dans les dernières pages, apporte avec évidence la preuve du délire intermittent dont le pauvre homme était atteint. Son cas me paraît même assez intéressant pour que cette confession fût soumise à un psychiatre ; mais je considère comme mon devoir le plus immédiat de ne divulguer à personne des pages si dangereuses pour nos enfants. Et je t’avertis tout de suite qu’à mon avis, tu devrais les brûler, dès que tu en auras achevé la lecture. Il importe de ne pas courir la chance qu’elles tombent sous les yeux d’un étranger.

Tu ne l’ignores pas, ma chère Geneviève, si nous avons toujours tenu très secret tout ce qui concernait notre famille, si j’avais pris mes mesures pour que rien ne transpirât au dehors de nos inquiétudes touchant l’état mental de celui qui, tout de même, en était le chef, certains éléments étrangers à la famille n’ont pas eu la même discrétion ni la même prudence, et ton misérable gendre, en particulier, a raconté à ce sujet les histoires les plus dangereuses. Nous le payons cher aujourd’hui : je ne t’apprendrai rien en te disant qu’en ville, beaucoup de personnes font un rapprochement entre la neurasthénie de Janine et les excentricités que l’on prête à notre père, d’après les racontars de Phili.