«Comment cette peinture qui met seulement un quart d’heure à sécher est-elle, ce jour-là, encore assez fraîche, – plus d’une heure après que M. Darzac l’a quittée, – pour teindre le crâne du vieux Bob que celui-ci, d’un geste de colère, fait rouler sur le lavis en entrant dans la Tour Ronde? Il n’y a qu’une explication à cela et je vous défie d’en trouver une autre, c’est que le M. Darzac qui est entré dans la Tour Carrée À CINQ HEURES, et que nul n’a vu ressortir, n’est pas le même que celui qui venait de peindre dans la Tour Ronde avant l’arrivée du vieux Bob À SIX HEURES, que nous avons trouvé dans la chambre de la Tour Carrée sans l’y avoir vu entrer et avec qui nous sommes ressortis… En un mot: qu’il n’est pas le même que le M. Darzac ici présent devant nous! LE BON BOUT DE LA RAISON NOUS INDIQUE QU’IL Y A DEUX MANIFESTATIONS DARZAC!»
Et Rouletabille regarda M. Darzac.
Celui-ci, comme nous tous, était sous le coup de la lumineuse démonstration du jeune reporter. Nous étions tous partagés entre une épouvante nouvelle et une admiration sans bornes. Comme tout ce que disait Rouletabille était clair! clair et effrayant! Encore là nous retrouvions la marque de sa prodigieuse et logique et mathématique intelligence.
M. Darzac s’écria:
«C’est donc comme cela qu’il a pu entrer dans la Tour Carrée avec un déguisement qui lui donnait, sans doute, toutes mes apparences, et qu’il a pu se cacher dans le placard, de telle sorte que je ne l’ai pas vu, moi, quand je suis venu ensuite faire ici ma correspondance en quittant la Tour du Téméraire où je laissais mon lavis. Mais comment le père Bernier lui a-t-il ouvert!…
– Dame! répliqua Rouletabille qui avait pris la main de la Dame en noir entre les siennes, comme s’il eût voulu lui donner du courage… Dame! c’est qu’il a bien cru avoir affaire à vous!
– C’est donc cela qui explique que, lorsque je suis arrivé à ma porte, je n’avais qu’à la pousser. Le père Bernier me croyait chez moi.
– Très juste! puissamment raisonné! obtempéra Rouletabille. Et le père Bernier, qui avait ouvert à la première manifestation Darzac, n’a pas eu à s’occuper de la seconde, puisque, pas plus que nous, il ne l’a vue. Vous êtes certainement arrivé à la Tour Carrée dans le moment qu’avec le père Bernier nous nous trouvions sur le parapet, en train d’examiner les gesticulations étranges du vieux Bob parlant, sur le seuil de la Barma Grande, à Mrs. Edith et au prince Galitch…
– Mais, fit encore M. Darzac, comment la mère Bernier, elle, qui était entrée dans sa loge, ne m’a-t-elle point vu et ne s’est-elle point étonnée de voir entrer une seconde fois M. Darzac alors qu’elle ne l’avait pas vu ressortir?
– Imaginez, reprit le reporter avec un triste sourire, imaginez, Monsieur Darzac, que la mère Bernier, dans ce moment-là – au moment où vous passiez… c’est-à-dire: où la seconde manifestation Darzac passait – ramassait les pommes de terre d’un sac que j’avais vidé sur son plancher… et vous imaginez la vérité.
– Eh bien, je puis me féliciter de me trouver encore de ce monde!…
– Félicitez-vous, monsieur Darzac, félicitez-vous!…
– Quand je songe qu’aussitôt rentré chez moi j’ai fermé les verrous comme je vous l’ai dit, que je me suis mis au travail et que j’avais ce bandit dans le dos! Ah! il eût pu me tuer sans résistance!…»
Rouletabille s’avança vers M. Darzac.
«Pourquoi ne l’a-t-il pas fait? lui demanda-t-il, les yeux dans les yeux.
– Vous savez bien qu’il attendait quelqu’un!»
Et M. Darzac tourna sa face douloureuse du côté de la Dame en noir.
Rouletabille était maintenant tout contre M. Darzac. Il lui mit les deux mains aux épaules:
«Monsieur Darzac, fit-il, de sa voix redevenue claire et pleine de bravoure, il faut que je vous fasse un aveu! Quand j’eus compris comment s’était introduit le «corps de trop», et que j’eus constaté que vous ne faisiez rien pour nous détromper sur l’heure de cinq heures à laquelle nous avions cru, à laquelle tout le monde, excepté moi, croyait que vous étiez entré dans la Tour Carrée, je me trouvai en droit de soupçonner que le bandit n’était point celui qui, à cinq heures, était entré dans la Tour Carrée sous le déguisement Darzac! J’ai pensé, au contraire, que ce Darzac-là pouvait bien être le vrai Darzac et que le faux, c’était vous! Ah! mon cher monsieur Darzac, comme je vous ai soupçonné!…
– C’est de la folie! s’écria M. Darzac. Si je n’ai point dit l’heure exacte à laquelle j’étais entré dans la Tour Carrée, c’est que cette heure restait vague dans mon esprit et que je n’y attachais aucune importance!
– De telle sorte, Monsieur Darzac, continua Rouletabille, sans s’occuper des interruptions de son interlocuteur, de l’émoi de la Dame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous, de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre sa place que vous lui auriez volée – dans mon imagination, Monsieur Darzac, dans mon imagination, rassurez-vous!… – aurait été, par vos soins obscurs et avec l’aide trop fidèle de la Dame en noir, mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuse entreprise!… de telle sorte, Monsieur Darzac, que j’ai pu penser que, vous étant Larsan, l’homme qui fut mis dans le sac était Darzac!… Ah! la belle imagination que j’avais là!… Et l’inouï soupçon!…
– Bah! répondit sourdement le mari de Mathilde… Nous nous sommes tous soupçonnés ici!…»
Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans ses poches et dit, s’adressant à Mathilde, qui semblait prête à s’évanouir devant l’horreur de l’imagination de Rouletabille:
«Encore un peu de courage, madame!»
Et, cette fois, de sa voix «perchée» que je lui connaissais bien, de sa voix de professeur de mathématiques exposant ou résolvant un théorème:
«Voyez-vous, Monsieur Darzac, il y avait deux manifestations Darzac… Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle qui cachait Larsan… Mon devoir, Monsieur Darzac, celui que me montrait le bon bout de ma raison, était d’examiner sans peur ni reproche, à tour de rôle, ces deux manifestations-là… en toute impartialité! Alors, j’ai commencé par vous… Monsieur Darzac.»
M. Darzac répondit à Rouletabille:
«En voilà assez, puisque vous ne me soupçonnez plus! Vous allez me dire tout de suite qui est Larsan!… Je le veux! je l’exige!…
– Nous le voulons tous!… et tout de suite!» nous écriâmes-nous en les entourant tous deux.
Mathilde s’était précipitée sur son enfant et le couvrait de son corps comme s’il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjà trop duré et nous exaspérait.
«Puisqu’il le sait! qu’il le dise!… qu’on en finisse!» s’écriait Arthur Rance…