Et, soudain, comme je me rappelais que j’avais entendu les mêmes cris d’impatience à la cour d’assises, un nouveau coup de feu retentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous si bien «saisis» que notre colère en tomba du coup et que nous nous mîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le plus tôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, en vérité, c’était à qui le supplierait davantage, comme si nous comptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être à nous-mêmes, que nous n’étions pas Larsan!
Rouletabille, aussitôt qu’il avait entendu le second coup de feu, avait changé de physionomie. Tout son visage s’était transformé, tout son être semblait vibrer d’une énergie farouche. Quittant le ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et qui nous avait tous particulièrement froissés, il écarta doucement la Dame en noir qui s’obstinait à le vouloir protéger; il s’adossa à la porte, il croisa les bras, et dit:
«Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut rien négliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deux manifestations Darzac sortantes, dont l’une de celles-ci dans le sac! Il y a de quoi s’y perdre! Et maintenant encore je voudrais bien ne pas dire de bêtises!… Que M. Darzac, ici, présent, me permette de lui dire: j’avais cent excuses pour le soupçonner!…»
Alors, je pensai: «Quel malheur qu’il ne m’en ait pas parlé! Je lui aurais évité de la besogne et je lui aurais fait «découvrir l’Australie!»
M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétait maintenant, avec une rage insistante: «Quelles excuses?… Quelles excuses?…
– Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec un calme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’ai examiné les conditions de votre manifestation Darzac à vous, est celle-ci: «Bah! si c’était Larsan! la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçue!» Évidemment, n’est-ce pas?… Évidemment!… Or, en examinant l’attitude de celle qui est devenue, à votre bras, Mme Darzac, j’ai acquis la certitude, monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’être Larsan.»
Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force de se soulever et de protester d’un grand geste épeuré.
Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagé par la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix:
«Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde?…»
Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.
Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part, je ne pouvais excuser, continuait:
«Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuis votre retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d’eux l’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper le secret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah! laissez-moi parler, Monsieur Darzac… Il faut que je m’explique ici, il le faut pour que tout le monde s’explique ici!… Nous sommes en train de «nettoyer la situation»!… Rien, alors, n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. La précipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâter la cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasser définitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je me souviens, disaient alors, combien clairement: «Est-il possible que je continue à voir Larsan partout, même dans celui qui est à mes côtés, qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui!»
«À ce qu’il paraît qu’à la gare, monsieur, elle a jeté un adieu tout à fait déchirant! Elle criait déjà: «Au secours!» au secours contre elle, contre sa pensée!… et peut-être contre vous?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne, parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît…»
Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M. Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse, assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots qui sortaient de sa bouche: «Est-ce que vous redevenez folle?»
Et, se reculant un peu:
«Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cher Monsieur Darzac!… Et cette étrange froideur avec laquelle vous fûtes, par la suite, traité; et aussi, quelquefois, les remords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzac à vous entourer, par instants, des plus délicates attentions!… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous ai vu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviez découvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, en vous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée de Larsan!… Par conséquent, entendons-nous bien… Ce n’est point cette idée «que la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçu» qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle, elle s’en apercevait tout le temps! Non! Non!… Mes soupçons ont été chassés par autre chose!…
– Ils auraient pu l’être, s’écria, ironique, et désespéré, M. Darzac… ils auraient pu l’être par ce simple raisonnement que, si j’avais été Larsan, possédant Mlle Stangerson, devenue ma femme, j’avais tout intérêt à continuer à faire croire à la mort de Larsan! Et je ne me serais point ressuscité!… N’est-ce point du jour où Larsan est revenu au monde, que j’ai perdu Mathilde?…
– Pardon! monsieur, pardon! répliqua cette fois Rouletabille, qui était devenu plus blanc qu’un linge… Vous abandonnez encore une fois, si j’ose dire, le bon bout de la raison!… Car celui-ci nous montre tout le contraire de ce que vous croyez apercevoir!… Moi, j’aperçois ceci: c’est que, lorsqu’on a une femme qui croit ou qui est très près de croire que vous êtes Larsan, on a tout intérêt à lui montrer que Larsan existe en dehors de vous!»
En entendant cela, la Dame en noir se glissa contre la muraille, arriva haletante jusqu’aux côtés de Rouletabille, et dévora du regard la face de M. Darzac, qui était devenue effroyablement dure. Quant à nous, nous étions tous tellement frappés de la nouveauté et de l’irréfutabilité du commencement de raisonnement de Rouletabille que nous n’avions plus que l’ardent désir d’en connaître la suite, et nous nous gardâmes de l’interrompre, nous demandant jusqu’où pourrait aller une aussi formidable hypothèse! Le jeune homme, imperturbable, continuait…
«Mais si vous aviez intérêt à lui montrer que Larsan existait en dehors de vous, il est un cas où cet intérêt se transformait en une nécessité immédiate. Imaginez… je dis imaginez, mon cher Monsieur Darzac, que vous ayez réellement ressuscité Larsan, une fois, une seule, malgré vous, chez vous, aux yeux de la fille du professeur Stangerson, et vous voilà, je dis bien, dans la nécessité de le ressusciter encore, toujours, en dehors de vous… pour prouver à votre femme que ce Larsan ressuscité n’est pas en vous! Ah! calmez-vous, mon cher Monsieur Darzac!… je vous en supplie… Puisque je vous ai dit que mes soupçons ont été chassés, définitivement chassés!… C’est bien le moins que nous nous amusions à raisonner un peu, après de pareilles angoisses où il semblait qu’il n’y eût point de place pour aucun raisonnement… Voyez donc où je suis obligé d’en venir, en considérant comme réalisée l’hypothèse (ce sont là procédés de mathématiques que vous connaissez mieux que moi, vous qui êtes un savant), en considérant, dis-je, comme réalisée l’hypothèse de la manifestation Darzac, qui est vous cachant Larsan. Donc, dans mon raisonnement, vous êtes Larsan! Et je me demande ce qui a bien pu arriver en gare de Bourg pour que vous apparaissiez à l’état de Larsan aux yeux de votre femme. Le fait de la résurrection est indéniable. Il existe. Il ne peut s’expliquer à ce moment par votre volonté d’être Larsan!…»