M. Darzac n’interrompait plus.
«Comme vous dites, Monsieur Darzac, poursuivait Rouletabille, c’est à cause de cette résurrection-là que le bonheur vous échappe… Donc, si cette résurrection ne peut être volontaire, elle n’a plus qu’une façon d’être… c’est d’être accidentelle!… Et voyez comme toute l’affaire est éclaircie… Oh! j’ai beaucoup étudié l’incident de Bourg… je continue à raisonner… ne vous épouvantez pas… Vous êtes à Bourg, dans le buffet… Vous croyez que votre femme, ainsi qu’elle vous l’a annoncé, vous attend hors de la gare… Ayant terminé votre correspondance, vous éprouvez le besoin d’aller dans votre compartiment, faire un peu de toilette… jeter le coup d’œil du maître ès camouflage sur votre déguisement. Vous pensez: encore quelques heures de cette comédie, et, passé la frontière, dans un endroit où elle sera bien à moi, définitivement à moi, je mettrai bas le masque… Car ce masque, tout de même, il vous fatigue… et si bien vous fatigue-t-il, ma foi, que, arrivé dans le compartiment, vous vous accordez quelques minutes de repos… Vous l’enlevez donc!… Vous vous soulagez de cette barbe menteuse et de vos lunettes, et, juste dans le même moment, la porte du compartiment s’ouvre… Votre femme, épouvantée, ne prend que le temps de voir cette face sans barbe dans la glace, la face de Larsan, et de s’enfuir, en poussant une clameur épouvantée… Ah! vous avez compris le danger!… Vous êtes perdu si, immédiatement, votre femme, ailleurs, ne voit pas Darzac, son mari. Le masque est vite remis, vous descendez à contre-voie par la glace du coupé et vous arrivez au buffet avant votre femme qui accourt vous y chercher!… Elle vous trouve debout… Vous n’avez pas même eu le temps de vous rasseoir… Tout est-il sauvé? Hélas! non… Votre malheur ne fait que commencer… Car l’atroce pensée que vous êtes peut-être ensemble Darzac et Larsan ne la quitte plus. Sur le quai de la gare, en passant sous un bec de gaz, elle vous regarde, vous lâche la main et se jette comme une folle dans le bureau du chef de gare… Ah! vous avez encore compris! Il faut chasser l’abominable pensée tout de suite… Vous sortez du bureau et vous refermez précipitamment la porte, et, vous aussi, vous prétendez que vous venez de voir Larsan! Pour la tranquilliser, et pour nous tromper aussi, dans le cas où elle oserait nous dévoiler sa pensée… vous êtes le premier à m’avertir… à m’envoyer une dépêche!… Hein? comme, éclairée de ce jour, toute votre conduite devient nette! Vous ne pouvez lui refuser d’aller rejoindre son père… Elle irait sans vous!… Et, comme rien n’est encore perdu, vous avez l’espoir de tout rattraper… Au cours du voyage, votre femme continue à avoir des alternatives de foi et de terreur. Elle vous donne son revolver, dans une sorte de délire de son imagination, qui pourrait se résumer dans cette phrase: «Si c’est Darzac, qu’il me défende! et, si c’est Larsan, qu’il me tue!… Mais que je cesse de ne plus savoir!» Aux Rochers Rouges, vous la sentez à nouveau si éloignée de vous que, pour la rapprocher, vous lui remontrez Larsan!… Voyez-vous, mon cher Monsieur Darzac! Tout cela s’arrangeait très bien dans ma pensée… et il n’y avait point jusqu’à votre apparition de Larsan, à Menton, pendant votre voyage de Darzac à Cannes, pendant que vous vîntes au-devant de nous, qui ne pouvait le plus bêtement du monde s’expliquer. Vous auriez pris le train devant vos amis à Menton-Garavan, mais vous en seriez descendu à la station suivante qui est celle de Menton et, là, après un court séjour nécessaire dans votre vestiaire urbain, vous apparaissiez à l’état de Larsan à vos mêmes amis venus en promenade à Menton. Le train suivant vous remportait vers Cannes, où nous nous rencontrâmes. Seulement, comme vous eûtes, ce jour-là, le désagrément d’entendre, de la bouche même d’Arthur Rance qui était, lui aussi, venu au-devant de nous à Nice, que Mme Darzac n’avait pas vu cette fois Larsan et que votre exhibition du matin n’avait servi de rien, vous vous obligeâtes, le soir même, à lui montrer Larsan, sous les fenêtres mêmes de la Tour Carrée, devant lesquelles passait la barque de Tullio!… Et voyez, mon cher Monsieur Darzac, comme les choses, en apparence, les plus compliquées, devenaient tout à coup simples et logiquement explicables si, par hasard, mes soupçons devaient être confirmés!»
À ces mots, moi-même qui avais cependant vu et touché l’Australie, je ne pus m’empêcher de frissonner en regardant presque avec apitoiement Robert Darzac, comme on regarde un pauvre homme sur le point de devenir la victime de quelque effroyable erreur judiciaire. Et tous les autres, autour de moi, frissonnèrent également pour lui ou à cause de lui, car les arguments de Rouletabille devenaient si terriblement possibles que chacun se demandait comment, après avoir si bien établi la possibilité de la culpabilité, il allait pouvoir conclure à l’innocence. Quant à Robert Darzac, après avoir monté la plus sombre agitation, il s’était à peu près calmé, écoutant le jeune homme, et il me sembla qu’il ouvrait ces yeux étonnants, extravagants, au regard affolé, mais très intéressé, qu’ont les accusés au banc d’assises quand ils entendent M. le procureur général prononcer un de ces admirables réquisitoires qui les convainquent eux-mêmes d’un crime que, quelquefois, ils n’ont pas commis! La voix avec laquelle il parvint à prononcer les mots suivants n’était plus une voix de colère, mais de curieux effroi, la voix d’un homme qui se dit: «Mon Dieu! à quel danger, sans le savoir, ai-je bien pu échapper!»
«Mais, puisque vous n’avez plus ces soupçons, monsieur, fit-il, retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après tout ce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu les chasser?…
– Pour les chasser, monsieur, il me fallait une certitude! Une preuve simple, mais absolue, qui me montrât d’une façon éclatante laquelle était Larsan des deux manifestations Darzac! Cette preuve m’a été fournie heureusement par vous, monsieur, à l’heure même où vous avez fermé le cercle, le cercle dans lequel s’était trouvé «le corps de trop!» le jour où, ayant affirmé – ce qui était la vérité – que vous aviez tiré les verrous de votre appartement aussitôt rentré dans votre chambre, vous nous avez menti en ne nous dévoilant pas que vous étiez entré dans cette chambre vers six heures et non point, comme le père Bernier le disait et comme nous avions pu le constater nous-mêmes, à cinq heures! Vous étiez alors le seul avec moi à savoir que le Darzac de cinq heures, dont nous vous parlions comme de vous-même n’était point vous-même! Et vous n’avez rien dit! Et ne prétendez pas que vous n’attachiez aucune importance à cette heure de cinq heures, puisqu’elle vous expliquait tout, à vous, puisqu’elle vous apprenait qu’un autre Darzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là, le vrai! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous vous taisez! Votre silence nous a menti! Et quel intérêt le véritable Darzac aurait-il eu à cacher qu’un autre Darzac, qui pouvait être Larsan, était venu avant vous se cacher dans la Tour Carrée? Seul, Larsan avait intérêt à nous cacher qu’il y avait un autre Darzac que lui! DES DEUX MANIFESTATIONS DARZAC LA FAUSSE ÉTAIT NÉCESSAIREMENT CELLE QUI MENTAIT! Ainsi mes soupçons ont-ils été chassés par la certitude! LARSAN C’ÉTAIT VOUS! ET L’HOMME QUI ÉTAIT DANS LE PLACARD, C’ÉTAIT DARZAC!