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Puis il ferma les paupières  – non pour dormir, mais pour s’abandonner tout entier à la paix de cette nuit sainte. La paix emplissait son cœur. Mais elle paraissait aussi régner tout alentour. Il flairait le sommeil paisible de la femme de chambre, à côté, le sommeil profondément satisfait d’Antoine Richis de l’autre côté du couloir ; il sentait dormir paisiblement l’aubergiste et les valets, les chiens, les bêtes à l’écurie, le village entier et la mer. Le vent était tombé. Tout était silencieux. Rien ne troublait la paix.

A un moment, il tourna son pied sur le côté et effleura le pied de Laure. Pas vraiment son pied, mais juste le tissu qui l’enveloppait, avec en dessous une mince couche de graisse, qui s’imprégnait du parfum de la jeune fille, de ce magnifique parfum, de son parfum à lui.

46

Quand les oiseaux commencèrent à crier  – donc un bon moment avant l’aurore  –, il se leva et acheva son travail. Il déplia le linge et le décolla de la morte comme un emplâtre. La graisse se détachait bien de la peau. Il n’y avait que dans les recoins que quelques restes demeuraient accrochés, qu’il dut racler à la spatule. Les autres traces de pommade, il les essuya avec la propre chemise de jour de Laure, avec laquelle il frictionna finalement le corps de la tête aux pieds, si consciencieusement qu’il se formait sur la peau de petits grumeaux de sébum, emportant avec eux les dernières miettes et les dernières poussières de son parfum. Maintenant, seulement, elle était pour lui vraiment morte, fanée, pâle et molle comme des déchets de fleurs.

Il jeta la chemise dans le grand linge d’enfleurage, seul endroit où la jeune fille survivait, y joignit la chemise de nuit avec les cheveux, et roula le tout en un petit paquet serré qu’il se coinça sous le bras. Il ne prit pas la peine de recouvrir le cadavre sur le lit. Et bien que l’obscurité de la nuit fît déjà place au crépuscule gris bleu du matin et que les objets de la chambre prissent déjà des contours, il ne jeta plus un regard sur le lit, pour la voir de ses yeux au moins une fois dans sa vie. Sa forme ne l’intéressait pas. Elle n’existait plus pour lui en tant que corps, mais uniquement comme un parfum immatériel. Et ce parfum, il l’avait sous le bras et l’emportait avec lui.

Sans bruit, il enjamba l’appui de la fenêtre et descendit l’échelle. Dehors, le vent s’était à nouveau levé, et le ciel se dégageait, versant sur le paysage une froide lumière bleu sombre.

Une demi-heure plus tard, la servante allumait le feu de la cuisine. Lorsqu’elle sortit devant la maison pour prendre du bois, elle vit l’échelle dressée, mais elle était encore trop ensommeillée pour réagir. Peu après six heures, le soleil se leva. Enorme et rouge d’or, il surgit de la mer entre les deux îles de Lérins. Il n’y avait pas un nuage. C’était une radieuse journée de printemps qui commençait.

Richis, dont la chambre donnait à l’ouest s’éveilla à sept heures. Pour la première fois depuis des mois, il avait vraiment dormi magnifiquement et, contrairement à son habitude, il resta au lit encore un quart d’heure, s’étirant et soupirant de plaisir, et écoutant l’agréable tumulte qui montait de la cuisine. Quand il se leva enfin, ouvrit largement la fenêtre, vit le beau temps qu’il faisait dehors, aspira l’air frais et épicé du matin et entendit le ressac de la mer, sa bonne humeur ne connut plus de bornes : il avança les lèvres et siffla une mélodie allègre.

Il sifflait encore en s’habillant, et sifflait toujours quand il quitta sa chambre et, d’un pas fringant, traversa le couloir jusqu’à la porte de sa fille. Il frappa. Frappa encore, tout doucement, pour ne pas l’effrayer. Pas de réponse. Il sourit. Il comprenait fort bien qu’elle dormît encore.

Il introduisit la clef dans la serrure et tourna doucement, tout doucement, soucieux de ne pas l’éveiller, désireux presque de la trouver encore endormie, pour la réveiller d’un baiser, encore une fois, la dernière, avant qu’il dût la donner à un autre homme.

La porte céda, il entra, et le. soleil le heurta en plein visage. La chambre était toute pleine d’une lumière argentée, tout y rayonnait et, sous le coup de la douleur, il dut un moment fermer les yeux.

Quand il les ouvrit à nouveau, il vit Laure étendue sur le lit, nue et morte, rasée, et d’une blancheur éclatante. C’était comme dans le cauchemar qu’il avait fait à Grasse, l’avant-dernière nuit, et qu’il avait oublié depuis et dont le contenu maintenant lui revenait en mémoire comme un éclair. Tout était soudain exactement comme dans ce rêve, seulement avec beaucoup plus de lumière.

47

La nouvelle de l’assassinat de Laure Richis se répandit aussi vite à Grasse que si l’on avait annoncé : « Le roi est mort ! », ou : « C’est la guerre ! », ou : « Les pirates ont débarqué sur la côte ! » ; et elle déclencha une terreur analogue, et pire. La peur qu’on avait soigneusement oubliée fut d’un coup là de nouveau, virulente comme à l’automne précédent, avec tous ses symptômes annexes : panique, indignation, fureur, soupçons hystériques, désespoir. Les gens ne sortaient plus la nuit, enfermaient leurs filles, se barricadaient, se méfiaient les uns des autres et ne dormaient plus. Tout le monde pensait qu’il allait maintenant continuer comme l’autre fois, un meurtre par semaine. Le temps semblait être remonté six mois en arrière.

La peur était encore plus paralysante que six mois auparavant, car le retour soudain d’un danger qu’on croyait depuis longtemps surmonté répandit parmi les gens un sentiment d’impuissance et de désarroi. Si même l’excommunication de l’évêque ne faisait rien ! Si Antoine Richis, le grand Richis, le plus riche bourgeois de la ville, le deuxième consul, cet homme puissant et réfléchi qui disposait de tous les moyens possibles, ne pouvait pas protéger sa propre enfant ! Si la main du meurtrier ne reculait même pas devant la beauté sacrée de Laure  – car de fait, elle apparaissait comme une sainte à tous ceux qui l’avaient connue, surtout maintenant, après coup, une fois morte. Que restait-il donc comme espoir d’échapper au meurtrier ? Il était plus cruel que la peste ; car la peste, on pouvait la fuir, mais ce meurtrier non, comme le prouvait l’exemple de Richis. Il possédait manifestement des qualités surnaturelles. Il avait sûrement conclu un pacte avec le diable, s’il n’était pas le diable en personne. Aussi beaucoup, surtout parmi les esprits plus simples, ne voyaient d’autre recours que d’aller à l’église et de prier, chaque métier son patron : les serruriers saint Eloi, les tisserands saint Crispin, les jardiniers saint Antoine, les parfumeurs saint Joseph. Et ils emmenaient leurs femmes et leurs filles, priaient en commun, mangeaient et dormaient dans l’église, ne la quittaient même plus pendant le jour, convaincus de trouver dans la protection de la communauté désespérée et sous le regard de la Sainte Vierge la seule sécurité possible face au monstre, pour autant qu’il y eût encore la moindre sécurité.

D’autres esprits plus retors, constatant que l’Eglise avait déjà échoué une fois, constituèrent des groupes occultes, engagèrent à grands frais une sorcière patentée de Gourdon, allèrent se fourrer dans l’une des nombreuses cavernes calcaires du sous-sol grassois et y tinrent des messes noires, pour tenter de se concilier les faveurs du démon. D’autres encore, surtout des membres de la bonne bourgeoisie et de la noblesse éclairée, misèrent sur les méthodes scientifiques les plus modernes : ils firent magnétiser leurs maisons et hypnotiser leurs filles, formèrent dans leurs salons des cercles silencieux de méditation collective et entèrent ainsi, en émettant de concert le fluide de leurs pensées, d’influencer par télépathie l’esprit de l’assassin. Les corporations organisèrent une procession expiatoire de Grasse à La Napoule et retour. Les moines des cinq couvents de la ville instaurèrent un office propitiatoire ininterrompu, avec chants continuels, si bien que nuit et jour, tantôt dans un coin de la ville, tantôt dans un autre, on entendait un lamento permanent. C’est à peine si l’on travaillait encore.