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Ainsi, dans une inactivité fiévreuse, la population de Grasse attendait presque avec impatience le prochain assassinat. Personne ne doutait qu’il fût imminent. Et chacun brûlait en secret d’en apprendre la nouvelle, dans le seul espoir qu’elle concernerait quelqu’un d’autre.

Cette fois, à vrai dire, les pouvoirs publics de la ville, de la région et de la province ne se laissèrent pas gagner par l’hystérie qui régnait dans la population. Pour la première fois depuis que s’était manifesté le tueur de jeunes filles, une collaboration concertée et fructueuse s’instaura entre les bailliages ou vigueries de Grasse, de Draguignan et de Toulon, entre magistrats, police, intendant, parlement et marine royale.

Les raisons de cette coopération effective entre autorités étaient d’une part la crainte d’un soulèvement populaire général, et d’autre part le fait que, depuis l’assassinat de Laure Richis, on disposait enfin d’éléments permettant une recherche systématique du meurtrier. Celui-ci avait été vu. Manifestement, il s’agissait de ce compagnon tanneur plus que suspect qui avait dormi, la nuit du meurtre, dans l’écurie de l’auberge de La Napoule et qui, le lendemain matin, avait disparu sans laisser de traces. D’après les déclarations concordantes de l’aubergiste, du palefrenier et de Richis, c’était un petit bonhomme qui ne payait pas de mine, avec un habit brun et un sac de voyage en grosse toile. Bien qu’à part cela le souvenir des trois témoins restât étrangement vague et que par exemple ils fussent incapables de décrire le visage de l’homme, ni sa couleur de cheveux, ni sa façon de parler, l’aubergiste sut tout de même dire que, s’il ne se trompait pas, il avait remarqué dans l’attitude et la démarche de l’inconnu une gêne, un ligotement, comme s’il avait une blessure à la jambe ou un pied estropié.

Munis de ces indices, dés le jour du crime, vers midi, deux détachements à cheval de la maréchaussée se mirent à la poursuite du meurtrier : l’un suivant la côte, l’autre prenant par l’intérieur des terres. On fit fouiller par des volontaires les environs immédiats de La Napoule. Le tribunal de Grasse envoya deux commissaires à Nice pour y trouver trace de ce compagnon-tanneur. Dans les forts de Fréjus, de Cannes et d’Antibes, on contrôla tous les bateaux en partance, et à la frontière de la Savoie, tous les chemins furent barrés et les voyageurs durent justifier de leur identité. Un avis de recherche assorti d’un signalement du suspect fut affiché, pour ceux qui savaient lire, à toutes les portes des villes de Grasse, de Vence et de Gourdon et sur les portails des églises de villages. Les crieurs publics en lurent le texte trois fois par jour. Cette histoire de pied-bot corroborait à vrai dire l’opinion selon laquelle le meurtrier était le diable en personne, et elle contribuait moins à collecter d’utiles indices qu’à attiser encore la panique dans la population.

Il fallut que le président du tribunal de Grasse, à l’initiative de Richis, annonce une récompense d’un montant considérable (deux cents livres) pour tous indices permettant l’arrestation du coupable, pour que des dénonciations fassent appréhender, à Grasse, à Opio et Gourdon, quelques ouvriers tanneurs, dont l’un avait effectivement le malheur d’être boiteux. On envisageait déjà, en dépit d’un alibi confirmé par plusieurs témoins, de le soumettre à la question, quand, le dixième jour après le meurtre, un membre de la garde municipale se présenta au parquet et fit aux juges la déclaration suivante : il s’appelait Gabriel Tagliasco et était sergent de la garde ; à midi, le jour du crime, il était de service comme à l’habitude, à la porte du Cours, et un individu correspondant assez bien au signalement dont il avait à présent connaissance lui avait adressé la parole et lui avait demandé à plusieurs reprises et de façon insistante par quelle route le deuxième consul avait quitté la ville le matin, avec sa caravane ; il n’avait pas attaché à ce petit fait la moindre importance, ni sur le moment, ni par la suite, et il ne se serait sûrement pas souvenu de lui-même de cet individu (qui n’avait absolument rien de remarquable), s’il ne l’avait pas revu par hasard hier, ici même, à Grasse, dans la rue de la Louve, devant l’atelier de Maître Druot et de Mme Arnulfi, et si à cette occasion il n’avait pas remarqué de surcroît que l’homme, en rentrant dans l’atelier, boitait nettement.

Une heure après, Grenouille était arrêté. L’aubergiste de La Napoule et son palefrenier, venus à Grasse pour identifier les autres suspects, reconnurent aussitôt en lui le compagnon-tanneur qui avait passé la nuit chez eux : c’était bien lui et personne d’autre, le meurtrier qu’on recherchait ne pouvait être que lui.

On fouilla l’atelier, on fouilla la cabane de l’oliveraie, derrière le couvent des franciscains. Dans un coin, à peine cachées, on trouva la chemise de nuit, la chemise de jour et la chevelure rousse de Laure Richis. Et lorsqu’on creusa le sol, on mit peu à peu au jour les vêtements et les chevelures des vingt-quatre autres jeunes filles. On retrouva la matraque de bois qui avait servi à assommer les victimes, et le sac de voyage en toile. Les indices étaient confondants. On fit sonner les cloches des églises. Le président du tribunal fit afficher et proclamer que le sinistre tueur de jeunes filles recherché depuis près d’un an avait enfin pu être appréhendé et mis sous les verrous.

48

Pour commencer, les gens ne crurent pas à cette proclamation. Ils y virent une manœuvre des pouvoirs publics pour masquer leur incompétence et tenter d’apaiser l’exaspération dangereuse de l’opinion. On se rappelait trop bien le moment où prétendument le meurtrier était parti pour Grenoble. Cette fois, la peur était trop ancrée dans l’âme des gens.

Pour que l’opinion publique évolue, il fallut que le lendemain, sur la place de l’église, devant la prévôté, on expose publiquement les pièces à conviction : c’était une vision atroce, cette rangée de vingt-cinq robes, et de vingt-cinq scalps, accrochés à des piquets et alignés au fond de la place, face à la cathédrale...

Les gens défilèrent par centaines le long de cette galerie macabre. Reconnaissant les robes, des parents des victimes s’effondraient en criant. Le reste de la foule, mi par goût du sensationnel, mi pour se convaincre, réclama de voir le meurtrier. Les cris qui l’exigeaient devinrent bientôt si forts, l’agitation si menaçante, sur la petite place noire de monde, que le président se résolut à faire quérir Grenouille au fond de sa cellule et à le présenter à une fenêtre du premier étage de la prévôté.

Quand Grenouille se montra à la fenêtre, les hurlements cessèrent. Il se fit d’un seul coup un silence aussi complet qu’un jour d’été brûlant, à l’heure de midi, quand tout le monde est aux champs ou bien se tapit dans l’ombre des maisons. Personne ne bougeait pied ni patte, ne se raclait la gorge, ne respirait. La foule resta ainsi pendant plusieurs minutes, bouche bée et l’œil rond. Personne n’arrivait à croire que ce petit bonhomme fluet et tassé sur lui-même, là-haut, à la fenêtre, ce vermisseau, ce petit tas de misère, ce rien du tout, fût censé avoir commis plus de deux douzaines de meurtres. Il n’avait tout simplement pas l’air d’un meurtrier. Certes, personne n’aurait su dire comment on avait bien pu imaginer le meurtrier, ce démon, mais tout le monde était d’accord : pas comme ça ! Et pourtant, bien que le meurtrier ne correspondît pas du tout à ce qu’avaient imaginé les gens, et qu’on pût donc craindre que sa présentation n’emporterait guère la conviction, paradoxalement la simple présence physique de cet homme à la fenêtre et le fait que c’était lui et personne d’autre qu’on présentait comme étant le meurtrier avait un effet convaincant. Ils pensaient tous : mais, c’est pas possible !... et savaient en même temps que c’était bien la réalité.