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A vrai dire, ce fut seulement quand les gardes eurent tiré en arrière le petit homme dans l’obscurité de la pièce, seulement donc quand il ne fut plus présent et visible, et n’exista plus dans le cerveau des gens que comme un souvenir, si récent fût-il, et presque, dirait-on, comme un concept, le concept d’un abominable assassin, ce fut alors seulement que la stupéfaction de la fouie se dissipa et fit place à une réaction idoine : les mâchoires se refermèrent et ces milliers d’yeux reprirent vie. Et ensuite retentit un seul cri grondant de fureur et de vengeance : « Donnez-le nous ! » Et ils s’apprêtèrent à prendre d’assaut la prévôté, pour l’étrangler de leurs propres mains, le déchirer, le tailler en petits morceaux. Les gardes eurent toutes les peines du monde à mettre les barres au portail et à repousser la populace. Grenouille fut prestement ramené dans son cachot. Le président se montra au balcon et promit que la procédure serait rapide et d’une sévérité exemplaire. Néanmoins, il fallut encore des heures pour que la foule se disperse, et des jours pour que la ville retrouve à peu près le calme.

De fait, le procès de Grenouille fut mené tambour battant, vu que non seulement les preuves étaient écrasantes, mais que l’accusé lui-même, lors de ses auditions, ne fit aucune difficulté pour avouer les meurtres qui lui étaient reprochés.

Il n’y a que sur ses mobiles qu’il ne put donner de réponse satisfaisante. Il ne savait que répéter qu’il avait besoin de ces jeunes filles, et que c’était pour cela qu’il les avait tuées. Il en avait eu besoin pour quoi faire, et d’ailleurs qu’est-ce que ça voulait dire, « en avoir besoin » ? Là, il se taisait. On le livra donc à la question, on le pendit par les pieds pendant des heures, on lui entonna sept pintes d’eau, on lui appliqua les brodequins : sans le moindre résultat. L’homme semblait insensible à la douleur physique, il n’en sortait pas un son et, lorsqu’on l’interrogeait à nouveau, il ne savait dire que : « J’en avais besoin. » Les juges estimèrent que c’était un malade mental. Ils mirent un terme à la question et décidèrent de mener la procédure à bonne fin sans l’entendre davantage.

Le seul atermoiement qui intervint encore fut un conflit de compétence avec le tribunal de Draguignan, La Napoule étant située dans la viguerie correspondante, et avec le parlement d’Aix : tous deux voulaient s’attribuer l’affaire. Mais les juges de Grasse ne s’en laissèrent plus déposséder. C’étaient eux qui avaient appréhendé le coupable, c’était dans leur ressort qu’avaient été commis la plupart des meurtres, et c’étaient eux qui seraient en butte au courroux populaire, s’ils laissaient le meurtrier entre les mains d’une autre cour. C’est à Grasse que son sang devrait couler.

Le verdict fut rendu le 15 avril 1766 et lu à l’accusé dans sa cellule : « Le compagnon parfumeur Jean-Baptiste Grenouille, disait la sentence, sera mené dans les quarante-huit heures sur le Cours aux portes de la ville et là, la face tournée vers le ciel, il y sera lié sur une croix de bois et recevra, vif encore, douze coups d’une barre de fer, qui lui briseront les articulations des bras, des jambes, des hanches et des épaules, ensuite de quoi il restera exposé sur cette croix jusqu’à ce que mort s’ensuive. » La grâce traditionnelle consistant, après avoir rompu les membres du criminel, à l’étrangler avec un lacet, fut expressément interdite à l’exécuteur des hautes œuvres, quand bien même l’agonie devrait se prolonger pendant des jours. Le corps serait ensuite jeté à la voirie et rien ne devrait en indiquer l’emplacement.

Grenouille écouta cette lecture sans broncher. L’huissier du tribunal lui demanda quelle était sa dernière volonté.

— Rien, dit Grenouille. Il avait tout ce qu’il lui fallait.

Un prêtre pénétra dans la cellule pour l’écouter en confession, mais il ressortit au bout d’un quart d’heure sans être arrivé à rien. Le condamné, en l’entendant prononcer le nom de Dieu, l’avait regardé avec un air de totale incompréhension, comme s’il entendait ce nom pour la première fois, puis s’était recouché sur son bat-flanc, où il avait aussitôt sombré dans le sommeil le plus profond. Toute parole supplémentaire eût été dénuée de sens.

Dans les deux jours suivants, beaucoup de gens vinrent, pour voir de près le célèbre meurtrier. Les gardiens les laissaient jeter un coup d’œil par le mouchard et prenaient six sous par coup d’œil. Un graveur sur cuivre, qui voulait faire une esquisse, dut payer deux francs. Mais le sujet était plutôt décevant. Le prisonnier, pieds et poings liés, restait couché tout le temps et dormait. Il gardait le visage tourné vers le mur et ne réagissait ni quand on frappait à la porte, ni quand on l’interpellait. L’accès de la cellule était strictement interdit aux visiteurs et, en dépit d’offres alléchantes, les gardiens n’osaient pas passer outre. Il ne craignait que le prisonnier ne fût prématurément tué par un parent de ses victimes. Pour la même raison, on n’avait pas le droit de lui faire passer de la nourriture. Elle aurait pu être empoisonnée. Pendant toute sa détention, Grenouille reçut ses repas des cuisines du palais épiscopal, et le surveillant en chef de la prison devait les goûter avant lui. Pendant ces deux derniers jours, à vrai dire, il ne mangea presque rien. Il resta couché et dormit. Parfois ses chaînés tintaient et, quand le gardien accourait pour regarder à travers le mouchard, il voyait Grenouille boire une gorgée d’eau à la bouteille, se jeter à nouveau sur son lit et se rendormir aussitôt. Cet homme paraissait être tellement fatigué de sa vie qu’il ne voulait même pas vivre ses dernières heures éveillé.

Pendant ce temps, on préparait le Cours pour l’exécution. Des charpentiers construisaient un échafaud de trois mètres sur trois et deux mètres de haut, avec une balustrade et un solide escalier : on n’en avait jamais eu d’aussi magnifique à Grasse. Et puis une tribune en bois pour les notables, et une palissade pour le petit peuple, qui devait être tenu à une certaine distance, les places aux fenêtres des maisons, à gauche et à droite de la porte du Cours, et dans le bâtiment de la garde, étaient louées depuis longtemps à des prix exorbitants. Même dans l’hospice de la Charité, qui était situé un peu de côté, l’assistant du bourreau avait négocié avec les malades la location de leurs chambres et les avait relouées à des curieux avec un considérable bénéfice. Les limonadiers préparaient de l’eau de réglisse par bidons entiers, pour être parés ; le graveur sur cuivre tirait des centaines de gravures de l’esquisse qu’il avait faite du meurtrier à la prison et que son imagination avait su rendre encore un peu plus saisissante, les marchands ambulants affluaient par douzaines dans la ville, les boulangers faisaient des fournées de macarons-souvenirs.

L’exécuteur des hautes œuvres, M. Papon, n’ayant eu à rompre les membres d’aucun criminel depuis bien des années, se fit forger une lourde barre de fer à section carrée et se rendit à l’abattoir pour s’entraîner sur des cadavres d’animaux. Il n’avait le droit que de porter douze coups, et devait briser à coup sûr les douze articulations, sans endommager les parties nobles du corps, comme le torse ou la tête : tâche difficile, qui exigeait une grande finesse d’exécution.

Les bourgeois se préparaient à l’événement comme à une grande fête carillonnée. On ne travaillerait pas ce jour-là, cela allait de soi. Les femmes repassaient leurs atours les plus fastueux, les hommes époussetaient leurs habits et faisaient cirer leurs bottes à s’y mirer dedans. Si on avait un brevet militaire ou une fonction civile, si l’on était maître de jurande, avocat, notaire, régent d’une confrérie ou quoi que ce fût d’important, on revêtirait son uniforme ou son costume officiel, on ceindrait écharpes et chaînes, on porterait ses décorations pendantes et l’on mettrait une perruque d’un blanc immaculé. Les croyants projetaient de se réunir pour un office post festum, les adeptes du malin comptaient lui rendre grâce par une messe noire qui ne serait pas piquée des vers, et la noblesse éclairée se réunirait pour des séances de magnétisme dans les hôtels des Cabris, des Villeneuve et des Fontmichel. Dans les cuisines, on enfournait et l’on fricassait déjà, on allait chercher le vin dans les caves et les bouquets de fleurs au marché, tandis qu’à la cathédrale répétaient l’organiste et le chœur.