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Kubiela était abasourdi.

— J’aurais voulu faire naître les deux enfants mais c’était physiquement impossible. Les gynécologues ont donné le choix aux parents : sauver le dominant ou le dominé. Francyzska a bien sûr choisi le maillon faible. Toi. Elle pensait que tu étais un ange, un innocent. Pures conneries. Tu n’étais qu’un des éléments de mon expérience.

Obscur soulagement : il était donc bien le jumeau blanc.

— À partir de là, ton développement ne m’intéressait plus. J’ai stoppé les injections. J’ai interné Francyzska dans un institut où j’avais une consultation. Les années ont passé. J’ai revu Andrzej qui m’a expliqué que tu souffrais de cauchemars, de pulsions agressives incompréhensibles. Je t’ai interrogé. J’ai découvert que le jumeau noir continuait à vivre en toi. Ce que ma molécule avait séparé, ta psyché l’avait synthétisé. Dans un seul esprit !

— Tu m’as soigné ?

— Pourquoi ? Tu n’étais pas malade. Tu étais le prolongement de mes recherches. Malheureusement, ta force de caractère était en train de te sauver. Tu réussissais à maintenir le fantôme de ton frère au fond de ton inconscient.

Kubiela se plaça du point de vue délirant de Toinin :

— Pourquoi tu ne m’as pas injecté de nouveau ta molécule ?

— Parce que je n’ai pas pu, tout simplement. Andrzej se méfiait de moi. Malgré mon aide — c’est moi qui ai payé le pavillon à Pantin —, il me tenait à distance. Il a même tenu à me rembourser la maison ! Puis il a réussi à faire transférer Francyzska à Ville-Évrard, hors de ma portée.

— Il avait compris tes trafics ?

— Non. Mais il sentait que quelque chose ne cadrait pas. L’instinct du paysan. Entre-temps, il avait aussi obtenu la nationalité française. Il se sentait plus fort. Je n’ai rien pu faire. Sans compter qu’Andrzej était un colosse. La force physique : on en revient toujours là.

— Qu’est-ce qui m’est arrivé ensuite ?

— Aucune idée. J’ai abandonné ton cas et je me suis concentré sur d’autres travaux. M’inspirant de ton évolution, j’ai cherché un produit qui pourrait provoquer une fission dans un cerveau adulte, compartimentant plusieurs personnalités.

— La molécule de Mêtis.

— Tu vas trop vite. J’ai passé plus d’une dizaine d’années à travailler en solitaire, sans moyens, sans équipe. Je n’avançais pas. Il a fallu attendre les années 90 pour que Mêtis s’intéresse enfin à mes travaux.

— Pourquoi ?

— Simple effet de mode. Mêtis explosait sur le marché des anxiolytiques, des antidépresseurs. Le groupe s’intéressait à toute molécule ayant un effet inédit sur le cerveau humain. Je leur ai parlé de la DCR 97. Elle ne s’appelait pas encore comme ça. Elle n’existait même pas dans sa version… définitive.

— Ils t’ont donné des moyens ?

— Raisonnables. Mais j’ai pu affiner mes expérimentations. Synthétiser un produit qui provoquait une réaction en chaîne dans l’esprit humain.

— Ce produit, comment ça marche exactement ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Je ne peux expliquer son principe actif. En revanche, j’ai longuement observé ses effets. Tout se passe comme une fission nucléaire. La mémoire éclate à la manière d’un noyau atomique. Mais le cerveau humain a sa propre logique. Une sorte de loi de la gravité qui fait que les désirs, les pulsions, les fragments de mémoire ont naturellement tendance à se regrouper entre eux pour reconstituer un nouveau moi.

Kubiela comprit qu’à travers ses propres recherches sur les jumeaux ou les personnalités multiples, c’était cette loi de la gravité qu’il recherchait.

— Tu as fait des essais cliniques ?

— C’était le problème. Mes travaux exigeaient du matériel humain. Impossible d’expérimenter une telle molécule sur des rats ou des singes. Or, Mêtis est un groupe puissant mais pas au point de tester n’importe quoi sur n’importe qui.

— Donc ?

— Ils m’ont permis d’ouvrir une clinique spécialisée. J’ai commencé à travailler sur des aliénés. Des êtres dont la personnalité souffrait déjà d’instabilité. Entre mes murs, je pouvais travailler plus librement. Les protocoles étaient secrets, entièrement financés par Mêtis.

— Quel intérêt de tester un tel produit sur des malades ? accentuer leur pathologie ?

— Le pouvoir d’aggraver une maladie contient déjà son contraire : celui de la guérir. Mais nous n’en étions pas là. Nous semions puis nous récoltions seulement des notes, des constatations.

De vieux fantômes ressurgissaient. Les expérimentations humaines des camps de concentration. Les manipulations mentales des asiles soviétiques. Tous ces travaux interdits dont les résultats vaudront toujours de l’or sur le marché du renseignement militaire.

— Nos résultats étaient chaotiques. Certains patients sombraient dans le délire. D’autres végétaient. D’autres au contraire retrouvaient une personnalité apparemment solide, mais qui s’effondrait au bout de quelque temps.

— Comme Patrick Bonfils ?

— Tu commences à comprendre. Bonfils est un de mes plus anciens sujets.

— Comment est venue l’idée de travailler sur des personnes saines d’esprit ?

— L’armée a voulu approfondir mes recherches. On m’a proposé de monter un vrai programme. Matriochka. Avec un véritable panel humain. Des êtres sains d’esprit qu’on allait pouvoir traiter. On m’a aussi donné les moyens financiers et technologiques de créer un microsystème qui permettrait de délivrer la DCR 97 sans intervention extérieure. Grâce à l’implant que nous avons mis au point, il devenait possible de lâcher dans la nature des sujets traités et voir comment ils se comportaient. Le programme était risqué. Même chez les militaires, il ne faisait pas l’unanimité mais certains responsables voulaient voir où ça pouvait mener.

— Tu parles de Mêtis, de l’armée : qui sont, concrètement, les responsables de ce protocole ?

— Je n’en sais rien. Personne ne le sait. Même pas eux. Tout se passe à coups de conseils, de comités, de missions. Les décisions s’étiolent, se diluent. Tu ne pourras jamais mettre un nom sur un coupable.

Kubiela se fit l’avocat du pire :

— Pourquoi ne pas avoir testé ta molécule sur des prisonniers, des coupables avérés, des terroristes ?

— Parce que ce sont les mieux protégés. Les avocats, les médias, les complices : tout le monde s’occupe des tueurs déclarés. Il est bien plus facile d’enlever et de faire disparaître des paumés anonymes. Mêtis et l’armée ont mis en place un système de sélection mais je ne me suis pas occupé de cet aspect des choses.

Sasha.com. Feliz, Medina, Leïla : Kubiela en savait beaucoup plus sur ce versant du programme que Toinin lui-même.

— Je recevais les « volontaires ». Je les traitais. Je les conditionnais aussi. Quoi qu’il arrive, ils devaient toujours refuser de se soumettre à un scanner ou une radiographie — l’implant serait tout de suite apparu. À partir de là, on les relâchait et on observait ce qui se passait.

Il connaissait la suite, ou presque. Autour d’eux, les murs tremblaient sur leurs fondations. D’après les grondements, on devinait que certaines vagues du dehors s’élevaient jusque sur le toit du bunker, à vingt mètres de hauteur.