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— Aujourd’hui, où en est l’expérience ?

— Elle est close. Matriochka n’existe plus.

— Pourquoi ?

Le vieil homme secoua la tête, d’un air réprobateur :

— Mes résultats n’ont pas convaincu. Les sujets subissent des crises sporadiques. Ils changent de personnalité mais sans cohérence. Plusieurs d’entre eux ont même échappé à notre contrôle. L’armée et Mêtis ont conclu que mes travaux n’auraient jamais d’applications concrètes. Ni militaires, ni commerciales.

— Je suppose que tu n’es pas d’accord.

Il agita les doigts dans la pénombre éclairée par le chalumeau :

— Je me moque de leurs décisions. Je suis un démiurge. Je joue avec les destins des hommes.

Kubiela observa son interlocuteur. Traits magnifiques, rides innombrables, nuque altière. Un visage que les années avaient creusé jusqu’à ne laisser que le strict nécessaire — os et muscles dénués de chair. Un pur psychopathe, qui se situait au-dessus des lois, au-dessus des hommes.

— Vous avez éliminé tous les sujets ?

— Pas tous. Tu es là.

— Pourquoi ?

— Parce que je te protège.

— Comment ?

— En tuant des gens.

Kubiela ne comprenait plus. La clameur de la mer cernait toujours les flancs du refuge. Le fracas résonnait dans la salle jusqu’à se répercuter dans chaque hangar.

— Explique-toi.

— Fin 2008, on m’a parlé d’un psychiatre qui fourrait son nez partout. Je n’ai pas été étonné. Certains patients avaient échappé à notre surveillance. Qu’ils se retrouvent en HP était dans l’ordre des choses.

— Tu m’as reconnu ?

— On m’a donné un dossier d’enquête. On voulait savoir si j’avais entendu parler de toi en tant que psychiatre. Tu parles ! Le jumeau Kubiela ! J’étais sidéré de te retrouver, près de trente ans plus tard. J’ai compris alors que nos destins étaient liés. Le fatum grec.

— Ils voulaient déjà m’éliminer ?

— Je ne sais pas. J’ai proposé que tu sois un nouveau sujet d’expérience. Ils ont refusé : trop risqué. J’ai argumenté : je possédais ton dossier médical de jadis. J’ai décrit la genèse de ta naissance, la dualité de tes origines, la complexité de ta psyché. J’ai démontré que tu avais le profil idéal. Tu étais déjà deux, au plus profond de toi !

Kubiela hocha lentement la tête et prit le relais :

— J’ai finalement subi le traitement et j’ai multiplié les identités. Nono. Narcisse. Janusz… Le problème, c’est que chaque fois, j’ai repris l’enquête de Kubiela, cherchant à savoir d’où venait ce syndrome et quelle était ma véritable identité.

— Tu es devenu encore plus dangereux ! De plus, entre-temps, le comité avait décidé de stopper le programme. Dès le printemps 2009, ils ont commencé à effacer toute trace de Matriochka. Alors j’ai eu une idée pour te sauver du massacre.

— Un meurtre ?

— Un acte criminel, oui, dans lequel tu serais impliqué et qui provoquerait ton arrestation. Ainsi tu serais intouchable. En secouant un peu les médias, en te trouvant un avocat et un expert psychiatrique, je t’aurais placé à l’abri de leur liste noire.

Kubiela commençait à saisir la logique délirante du psy :

— C’est pour ça que tu as tué Ouranos ?

— Il fallait que le meurtre soit fou. Je me suis inspiré de la mythologie grecque. Ça a toujours été ma passion. Les êtres humains ne cessent de traverser les mythes comme des grandes salles qui les protégeraient et cadreraient leur destin. Un peu comme ces hangars pour sous-marins : des espaces qui nous limitent sans qu’on puisse même en voir les murs.

Le terrain de l’enquête criminelle pure. Il voulait des précisions :

— J’ai vu le meurtre. Je l’ai peint et repeint sur mes toiles. Comment ai-je pu être le témoin de cette boucherie ?

— Je t’avais donné rendez-vous. Je ne t’avais jamais perdu de vue. Je t’ai injecté un anesthésiant. J’ai tué le clochard et j’ai appelé la police. Rien ne s’est passé comme prévu. Tu t’es endormi trop tard, tu as vu toute la scène et ces abrutis ne se sont même pas déplacés.

— J’ai pu m’en sortir mais le choc du meurtre a provoqué une nouvelle fugue psychique. Je me suis retrouvé à Cannes, puis à Nice, me souvenant seulement du meurtre.

— Chez Corto. Le psychiatre des artistes. (Il agita la tête d’un air consterné.) Soigner la folie par la peinture… (Puis il changea d’expression.) Pourquoi pas, après tout ? Lui aussi était un pur produit des Seventies…

Kubiela poursuivit le récit sur un ton neutre :

— Je ne sais pas si j’ai subi un nouveau traumatisme mais j’ai perdu à nouveau la mémoire. Je me suis retrouvé clochard à Marseille et je suis devenu Victor Janusz. En novembre 2009.

Toinin s’enflamma d’un coup :

— Tu étais notre meilleur sujet ! Une fugue tous les deux mois ! Je n’arrêtais pas de leur répéter. La molécule avait sur toi un effet sidérant. (Il brandit un index.) Tu étais le patient parfait pour étudier le cheminement de la fission. (Sa voix s’éteignit.) Mais il était trop tard. Plus question de recherches, de programme…

— Les tueurs à mes trousses ont cette fois payé des zonards pour m’abattre.

— Je ne connais pas les détails mais je devais de nouveau agir pour te sauver.

— Alors tu as tué Icare.

— Pour rester dans la note mythologique. J’ai tout fait pour que tu te fasses arrêter.

— Tu m’as encore donné rendez-vous ?

— Je t’ai retrouvé à Marseille. Je t’ai fixé rendez-vous à la calanque de Sormiou, te promettant des informations capitales sur tes origines. J’ai à nouveau appelé les flics. Sans le moindre résultat. C’est à désespérer de payer ses impôts.

— J’ai perdu la mémoire à nouveau. Quelque temps plus tard, je suis devenu Mathias Freire.

— Tu as acquis une sorte d’expérience dans la fugue psychique. Ton nouveau personnage était parfait. Tu as réussi à te faire embaucher dans cet hôpital de Bordeaux, avec de faux papiers. Les hommes chargés de t’éliminer ont mis plus d’un mois à te retrouver. On m’a informé de ta nouvelle identité. On voulait savoir si tu avais repris ton enquête, interrogé d’autres psychiatres, ce genre de choses. J’ai passé des coups de fil. On était à la fin du mois de janvier. Tu étais complètement investi dans ton nouveau personnage. Le plus proche, finalement, de l’homme que tu es vraiment. J’ai expliqué que tu ne présentais aucun danger mais les comptes devaient être soldés.

— Tu as décidé de tuer encore à Bordeaux.

— J’ai voulu frapper un grand coup. Le Minotaure ! Cette fois, j’ai laissé tes empreintes dans la fosse de maintenance. J’étais certain que les flics finiraient par faire le lien avec Victor Janusz. Tu avais été arrêté à Marseille. Là-bas, ils se souviendraient de l’assassinat d’Icare. Tu serais arrêté pour la série des meurtres mythologiques. Tu subirais un examen psychiatrique. Avec ta mémoire en miettes, tu serais déclaré irresponsable.

— Il n’y avait pas plus simple pour me mettre à l’abri ? M’accuser d’une faute mineure ? M’interner pour maladie mentale ?

— Non. Tu devais être incarcéré dans une Unité pour malades difficiles. Hors de portée des tueurs. Je me serais débrouillé pour t’approcher et t’étudier encore. Personne n’aurait jamais cru à tes délires. Peu à peu, l’affaire aurait été oubliée. Et j’aurais pu continuer mes expériences sur ton esprit.

La folie de Toinin avait sa propre logique. Mais quelle en était la conclusion ? Peut-être cet instant même. Hors du temps, hors de l’espace, au fond d’un bunker. Peu importait l’issue, il voulait une réponse pour chaque énigme :