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— Tu as tué tes victimes d’une overdose d’héroïne. Où as-tu trouvé cette drogue ?

— Je l’ai fabriquée. L’héroïne est un dérivé de la morphine, qui coule à flots dans ma clinique. Cela fait trente ans que je synthétise des molécules. Raffiner de l’héroïne était un jeu d’enfant.

— Parle-moi de Patrick Bonfils. Que faisait-il à la gare de Bordeaux ?

— Un problème collatéral. Bonfils appartenait à la première génération des patients. Il s’était stabilisé dans son personnage de pêcheur et plus personne ne pensait à lui. Mais il s’interrogeait sur ses origines. Il voulait comprendre. Ses pas l’ont guidé jusqu’à ma clinique en Vendée, où il avait déjà fait plusieurs séjours. J’ai programmé une intervention pour lui retirer l’implant après lui avoir injecté une dose massive de la molécule. De cette façon, je lui sauvais la vie.

— Mais il perdait tout. Ses souvenirs. Sa compagne. Son métier.

— Et alors ? Quelques heures avant l’intervention, il a paniqué. Il a pris la fuite en blessant plusieurs infirmiers.

— Avec un annuaire et une clé à molette.

— La suite est presque comique. Bonfils s’est caché dans une camionnette — précisément celle que j’utilise pour mes sacrifices. C’est ainsi que je l’ai emmené, sans le savoir, jusqu’à Bordeaux. Il m’a suivi sur les voies ferrées. Nous nous sommes battus dans la fosse. J’ai réussi à le piquer. Je l’ai abandonné dans une baraque le long des rails.

L’édifice tenait à peu près debout mais il manquait la pièce principale :

— Pourquoi t’acharner à me sauver la vie ? Simplement parce que je suis ton meilleur cobaye ?

— Si tu poses la question, c’est que tu n’as pas compris l’essentiel. Pourquoi à ton avis j’ai choisi les mythes d’Ouranos, d’Icare ou du Minotaure ?

— Aucune idée.

— Chaque fois, l’histoire d’un fils monstrueux, maladroit ou destructeur.

L’océan lui parut gronder plus profondément. Les vagues s’élever plus haut, plus fort. Le bunker allait finir par être arraché de ses bases. De ce tourbillon, jaillit soudain une vérité stupéfiante :

— Tu veux dire…

— Tu es mon fils, François. À l’époque de mon dispensaire, j’étais un sacré sauteur, crois-moi. Toutes mes patientes y sont passées ! Parfois, je les avortais. D’autres fois, je pratiquais des expériences sur les fœtus. J’injectais mes molécules et je voyais ce que ça donnait. On n’est jamais mieux servi que par soi-même !

Kubiela n’entendait plus. La dernière poupée russe se brisait entre ses doigts. Il fit une dernière tentative pour échapper au cauchemar ultime.

— Pourquoi je ne serais pas le fils d’Andrzej Kubiela ?

— Regarde-toi dans une glace et tu auras la réponse. C’est pour ça qu’Andrzej a coupé les ponts avec moi quand tu avais huit ans. À cause de cette ressemblance. Je pense qu’il avait compris mais il t’a élevé comme son véritable fils.

Maintenant, toute l’histoire prenait un autre sens. Jean-Pierre Toinin se prenait pour un dieu. Il voyait son fils comme un demi-dieu, à la manière d’Héraclès ou de Minos. Un fils qui lui avait constamment échappé, qui avait cherché à détruire son œuvre. Un fils maladroit et destructeur. Il était le Minotaure de Toinin, sa progéniture cachée et monstrueuse. Il était son Icare, qui voulait voler trop près du soleil. Son Cronos qui cherchait à le tuer en détruisant sa puissance…

Le vieil homme s’approcha et attrapa la nuque de Kubiela :

— Ces meurtres sont des hommages, mon fils. D’ailleurs, je possède des images uniques de…

Il s’arrêta : Kubiela avait dégainé et enfonçait son CZ dans les plis du ciré.

Toinin sourit d’un air indulgent :

— Si tu fais ça, elle mourra.

— Nous mourrons tous de toute façon.

— Non.

— Non ?

Kubiela relâcha son doigt sur la détente.

— Je n’ai pas l’intention de vous tuer. Vous pouvez survivre.

— À quelle condition ?

— Jouer le jeu dans les règles.

146

— Pour sortir d’ici, il n’y a plus qu’une issue. À l’autre bout de la base, sur la façade sud. Pour l’atteindre, il faut traverser les dix alvéoles que les Allemands ont construites à l’époque.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Les hangars destinés à leurs sous-marins. Les fameux U-boots.

Toinin tira à lui la porte découpée dans le haut portail de fer. Aussitôt, une flamme d’écume lui cingla le visage. Indifférent aux embruns, il l’ouvrit plus grande encore. Kubiela découvrit un long bassin bordé de quais, surmonté par une passerelle de béton peint en blanc, à dix mètres de hauteur. Juste au-dessus, les structures de métal croisaient leurs axes pour soutenir le toit.

— Vous allez prendre cette coursive et vous allez la suivre tout droit. Elle passe au-dessus de chaque hangar : avec un peu de chance, vous pourrez atteindre l’autre bout du bunker.

— Vous ?

— Toi et Anaïs. La seule difficulté est la mer. Cette nuit, les vagues remplissent presque entièrement les alvéoles mais, comme tu vois, il y a un parapet qui vous protégera.

— Tu nous laisses partir ?

— À une seule condition. Tu marcheras devant. Anaïs te suivra. Si tu te retournes, ne serait-ce qu’une seule fois pour vérifier si elle est là, elle mourra.

Je l’appelle Eurydice. C’était bien le rôle d’Orphée qui lui était dévolu. En quelques secondes, il se remémora l’histoire du joueur de lyre et de sa femme morte d’une piqûre de vipère. Orphée, armé des seuls pouvoirs de son instrument, traverse le Styx, charme Cerbère et parvient à convaincre Hadès, souverain des ténèbres, de libérer Eurydice. Le dieu accepte mais émet une condition : durant leur retour à la surface, Orphée marchera devant Eurydice et ne devra jamais se retourner.

La suite est connue. Au moment de sortir du royaume des morts, Orphée craque et lance un regard derrière lui. Eurydice est bien là mais il est trop tard. Le héros a trahi son serment. Sa bien-aimée disparaît à jamais dans les Enfers.

— Et toi ? demanda-t-il.

— Si tu tiens ta parole, je disparaîtrai.

— L’affaire s’arrête donc ici ?

— Pour moi, oui. Tu régleras tes problèmes avec le monde des mortels.

Toinin se pencha et attrapa sur le sol un dossier épais, enveloppé hermétiquement de plastique.

— Ton assurance pour l’avenir. Des extraits du programme Matriochka. Les dates. Les victimes. Les produits. Les responsables.

— La police étouffera l’affaire.

— Bien sûr. Mais pas les médias. Attention. Ne les diffuse pas. Fais simplement savoir à Mêtis que tu les possèdes. Qu’ils sont en sécurité quelque part.

— Et tes meurtres ?

— Le dossier contient aussi mes aveux.

— Personne n’y croira.

— J’ai précisé certains détails que seuls la police et l’assassin connaissent. Ainsi que des documents attestant où et comment je me suis procuré les matériaux pour chaque mise en scène. J’ai également indiqué le lieu secret où sont cachés mes daguerréotypes.

— Tes quoi ?

— Anaïs t’expliquera. Si elle survit, c’est-à-dire si tu suis les règles.

Kubiela nia de la tête :