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— Depuis le début de cette histoire, deux hommes me poursuivent pour me tuer. C’est finalement moi qui ai eu le dessus. Mais il en viendra d’autres.

— Les choses vont se calmer, crois-moi.

— Tu ne veux plus me protéger ? Me foutre en taule ou m’interner ?

— Tu as survécu jusqu’ici. Tu es fait pour survivre, avec ou sans moi.

Kubiela soupesa le dossier : il y avait peut-être là en effet de quoi reprendre une vie normale. À un détail près. Fondamental.

— Et ma maladie ?

— Tu as extrait l’implant. Tu ne subis plus les effets de la molécule. Il n’y a aucune raison pour que tu fasses une nouvelle fugue psychique. Mais on ne peut jurer de rien. Tu es une expérience en marche. Sauve ta peau, François. Et celle d’Eurydice. C’est ton seul devoir pour l’instant.

Toinin se dirigea vers Anaïs. Kubiela comprit qu’il ne bluffait pas. Il les libérait pour de bon. Un dieu de l’Olympe qui accorde un sursis à deux mortels.

— On aurait pu commencer par ce dossier, non ? cria-t-il à travers le tumulte des vagues. Des innocents auraient eu la vie sauve !

— Ne néglige jamais le goût des dieux pour le jeu. Et pour le sang.

Toinin arracha la cagoule d’Anaïs. Ses lèvres étaient comme brûlées au fer rouge. La colle avait gonflé les chairs et irrité le pourtour des commissures. Anaïs ressemblait à un clown défiguré. Son corps était affaissé — elle n’était pas évanouie mais somnolente.

— Jamais elle ne pourra traverser la base dans cet état-là.

L’homme sortit une seringue sous plastique. D’un coup de dents, il déchira l’enveloppe et planta l’aiguille dans un flacon minuscule. La seconde suivante, il propulsait quelques gouttes vers le plafond.

— Je vais la réveiller.

— Et les liens ?

— Elle les garde. C’est à prendre ou à laisser.

— Qui me dit qu’elle sera derrière moi ?

Toinin attrapa le bras d’Anaïs et planta l’aiguille.

— La seule chose que je te demande : ta confiance. C’est la clé pour sortir d’ici.

Kubiela se dit que le dément avait sa propre cohérence. Comme pour ses meurtres, il suivrait le mythe à la lettre. Il agirait comme Hadès, qui avait libéré Eurydice. Lui, en revanche, devait éviter l’erreur d’Orphée.

Surtout ne pas se retourner.

Le vieil homme appuya lentement sur le piston puis ôta l’aiguille. Il marcha vers Kubiela et désigna la porte entrouverte qui crachait toujours ses salves d’écume :

— Monte les escaliers. Retiens ton souffle à chaque vague. Au bout des alvéoles, c’est la liberté.

Il observa une dernière fois le vieux fou. Ses traits tannés, ridés, laminés. Il eut l’impression de se contempler lui-même dans un miroir taché et ancestral. Derrière lui, Anaïs paraissait se réveiller.

— Commence à marcher, murmura Toinin. Dans quelques secondes, elle te suivra.

— Vraiment ?

Le tueur lui fit un clin d’œil :

— La réponse t’attend à la sortie du bunker.

147

Depuis longtemps, les alvéoles étaient des lieux morts qui n’accueillaient plus de sous-marins. Mais cette nuit, les vagues furieuses ranimaient ces cavernes oubliées. Immobile sur la coursive, planqué derrière un mur, Kubiela observait en contrebas les parties en lutte. Chaque lame pénétrait le hangar, saturant d’eaux noires le moindre millimètre de béton, puis se retirait avec rage, claquant contre les murs, moussant le long des quais… L’océan accordait alors un répit de quelques secondes à l’espace avant de revenir avec une colère redoublée.

Il fallait profiter de cette respiration pour traverser les vingt mètres qui surplombaient l’alvéole. Sans traîner : les vagues étaient d’une telle violence qu’elles pouvaient parfaitement l’arracher à son perchoir et le faire basculer par-dessus le parapet.

Il attendit un nouveau retrait pour courir en direction du mur suivant. Mauvais calcul. Au milieu de la passerelle, un bloc d’écume le surprit. Il se retrouva plaqué au sol. La déferlante le réduisit à quelques réflexes. Fermer les yeux. Retenir sa respiration. S’arc-bouter sur son propre poids pour être plus fort que le courant.

Il attendit que l’eau s’évanouisse autour de lui et se releva. Il se précipita en trébuchant vers le mur suivant. Il était trempé de la tête aux pieds. Il avait glissé le dossier dans son froc. Il ne savait même plus si ses calibres étaient encore dans son dos. Peu importait. Il parvint à l’abri et se plaqua derrière le bloc de deux mètres d’épaisseur qui le séparait du hangar suivant. Le grondement du bassin faisait vibrer les parois. Il avait l’impression d’être poursuivi par l’océan lui-même. Anaïs était-elle derrière lui ? Pas question d’entendre ses pas dans ce tumulte. Pas question de se retourner…

Une vague s’engouffra devant lui, dans le site suivant. Dès que la voie fut libre, il courut vers le mur d’après. Une nouvelle fois, ses prévisions furent déjouées. À peine à découvert, les flots le soulevèrent. Il s’agrippa à la balustrade. Le seul contact tangible était le muret.

La vague reflua. L’air revint. Il était passé par-dessus bord. Suspendu dans le vide, il n’avait pas lâché prise. Dans un effort désespéré, il balança sa jambe ruisselante vers la crête du parapet et coinça son pied. Première victoire. D’une traction, il fit passer sa jambe de l’autre côté puis ses hanches et son buste. Il retomba lourdement sur la passerelle, sonné, rincé, grelottant. Ses mains lui paraissaient paralysées. Le sel brouillait sa vue. Il avait de l’eau jusqu’aux genoux. De l’eau dans les oreilles. De l’eau dans la bouche.

Plus question du moindre calcul. Avec des gestes de robot, il s’achemina vers l’alvéole suivante. Ses vêtements trempés pesaient des tonnes. Anaïs ? Il fut tenté de lancer un regard par-dessus son épaule mais se retint. Aucun doute : Toinin avait les moyens de l’observer — de savoir s’il respectait le marché.

Quatrième hangar. Il passa. Sa nuque brûlait. Ses yeux pleuraient. Et le reste du corps tremblait de froid. Avait-il toujours le dossier dans son pantalon ? Il ne savait pas à quoi il tenait le plus : ce document ou la vie. En réalité, c’était la même chose.

Cinquième hangar. Le doute revint le saisir. Anaïs suivait-elle ? La panique monta en lui. Toinin avait pris la fuite, la gardant en otage — et il jouait son jeu en s’éloignant sans se retourner. Il allait vérifier mais s’immobilisa. Non. Il ne ferait pas l’erreur d’Orphée…

Il parvenait au sixième hangar quand le grondement roula sous le toit. L’eau était déjà là, à quelques mètres, se ruant dans l’espace. Il s’accroupit dos au mur. La vague le chercha, s’insinua dans le moindre recoin mais il tint bon, accroché au béton. Dès que l’onde reflua, il plongea dans son sillage et poursuivit sa route. À peine eut-il franchi les vingt mètres supplémentaires qu’un nouveau rouleau s’abattit dans son dos. Anaïs devait être de l’autre côté. Ou dessous. Tenait-elle le choc ? Réussissait-elle à se cramponner à la rambarde avec ses poignets attachés ? Un regard… Juste un regard…

La vague l’empêcha de se retourner. Les flots moussèrent, montèrent, virevoltèrent autour de lui, le submergeant encore. Il sentit le dossier qui lui échappait, arraché par la puissance du courant. Il tendit un bras mais se ravisa aussitôt. Il avait besoin de ses deux mains pour se cramponner. Quand l’eau se retira, il comprit qu’il ne lui restait plus que son souffle, et c’était déjà beaucoup.

Il s’élança vers le hangar suivant. Il avait perdu le fil. Septième ? Neuvième ? Était-il parvenu au bout de la base ? Anaïs. Il n’avait qu’une chance sur trois de gagner. Soit elle était sur ses pas, il ne se retournait pas et ils s’en sortaient tous les deux. Soit elle n’était pas derrière lui et il avait déjà perdu. Soit elle était là et il commettait l’erreur de lui lancer un coup d’œil. Un bref et simple coup d’œil…