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Mathias ouvrit son cartable. Attrapa carnet et stylo. Ses yeux s’habituaient à la pénombre.

— C’est ton prénom ?

— Non. Mon nom de famille.

— Comment ça s’écrit ?

— M.I.S.C.H.E.L.L.

Freire nota sans trop y croire. Ce souvenir était trop rapide. Sans doute un élément déformé. Ou carrément une invention.

— Dans ton sommeil, il t’est revenu autre chose ?

— Non.

— Tu as rêvé ?

— Je crois.

— De quoi ?

— Toujours le même truc, doc. Le village blanc. L’explosion. Mon ombre qui reste collée au mur…

Il parlait d’une voix lente, épaisse, hésitant entre veille et sommeil. Mathias écrivait toujours. Consulter mes bouquins sur les rêves. Effectuer des recherches à propos des légendes autour des ombres. Il savait comment il allait occuper sa soirée. Il leva la tête de son carnet. La respiration de l’homme était devenue régulière. Il s’était rendormi. Freire recula. Tout de même un signe encourageant. Demain, la séance d’hypnose serait peut-être fertile.

Il remonta vers le couloir et gagna la sortie. Les plafonniers étaient éteints. L’heure du coucher avait sonné.

Dehors, le brouillard enveloppait les palmiers et les réverbères de la cour comme les grandes voiles d’un vaisseau fantôme. Freire songea à l’artiste Christo qui jadis emballait le Pont-Neuf ou le Reichstag. Il lui vint une idée plus étrange. C’était l’esprit vaporeux de l’amnésique, le brouillard de sa mémoire, qui enveloppait le CHS et toute la ville… Bordeaux était sous la coupe de ce passager des brumes…

Se dirigeant vers le parking, Freire se ravisa.

Il n’avait ni faim ni envie de rentrer.

Autant vérifier tout de suite ce début d’information.

5

Il retourna au PC, s’enferma dans son bureau et s’installa derrière son ordinateur, manteau sur le dos. Il se connecta directement au PMSI, le Programme de médicalisation des systèmes d’information, qui conservait la trace de toute admission médicale, de tous soins dispensés sur le territoire français.

Pas de Mischell.

Freire n’utilisait jamais ce programme. Peut-être existait-il des restrictions, concernant la confidentialité de certaines données. Après tout, l’atteinte à la vie privée en France est imprescriptible.

Ce premier échec lui donna envie de creuser. Quand on l’avait trouvé, l’homme à la clé n’avait pas de document d’identité. Ses vêtements étaient usagés. Par ailleurs, il multipliait les signes de vie au grand air : la peau tannée, les mains cuites de soleil. Un SDF ?

Mathias décrocha son téléphone et appela le CCAS, le Centre communal d’action sociale, où une permanence était assurée. Il soumit le nom : pas de Mischell parmi les sans-abri référencés en Aquitaine. Il contacta l’ASAIS, l’Aide à l’insertion sociale, puis le Samu social. Ces organismes possédaient tous une permanence, mais ils n’avaient aucune trace d’un Mischell dans leurs archives.

Freire ralluma son ordinateur. Se connecta à Internet. Aucun abonné téléphonique à ce nom dans les départements d’Aquitaine ou du Midi-Pyrénées. Il n’était pas étonné. Comme il l’avait prévu, l’inconnu déformait sans doute involontairement son patronyme. Ses brefs retours de mémoire ne pouvaient être pour l’instant qu’imparfaits.

Mathias eut une autre idée. Selon le rapport de police, l’annuaire que tenait l’amnésique datait de 1996.

À force de recherches, il finit par dénicher sur le Net un programme permettant de consulter des anciens annuaires. Il choisit l’année 1996 et chercha un Mischell. En vain. Aucun des cinq départements de la région administrative de l’Aquitaine ne possédait trace de ce nom cette année-là. Venait-il de plus loin ?

Freire revint sur Google et tapa simplement : MISCHELL. Il n’en obtint pas davantage. Un profil MySpace.com, comprenant un montage vidéo mettant en scène Mulder et Scully, les héros de X-Files, signé par un dénommé Mischell. Des extraits musicaux d’une chanteuse, Tommi Mischell. Un site consacré à une certaine Patricia Mischell, voyante domiciliée dans le Missouri, États-Unis. Le moteur de recherche lui suggérait surtout d’essayer l’orthographe « Mitchell ».

Minuit. Cette fois, il était vraiment temps de rentrer. Mathias éteignit son ordinateur et regroupa ses affaires. En approchant du portail, il se dit qu’il devrait soumettre une photographie du cow-boy aux différents centres d’accueil pour SDF de Bordeaux et des alentours. Aux CMP, les Centres médico-psychologiques, et aux CATTP, les Centres d’accueil thérapeutique à temps partiel. Il les connaissait tous. Il les visiterait en personne, sûr ou presque que son inconnu avait déjà souffert de troubles mentaux.

Le brouillard l’obligea à rouler au pas. Il mit près d’un quart d’heure pour atteindre son quartier. Le long des jardins, un nombre anormal de véhicules étaient stationnés : les dîners du samedi soir. Pas moyen de se garer. Il laissa sa voiture à cent mètres de chez lui et marcha dans le grand blanc. La rue n’avait plus de contours. Les réverbères lévitaient, en suspens. Tout paraissait léger, immatériel. Le temps qu’il prenne conscience de ce sentiment, il s’aperçut qu’il s’était perdu. Longeant les haies constellées de gouttelettes, dépassant les berlines stationnées, il avança en aveugle, se haussant sur la pointe des pieds pour lire le nom de chaque maison.

Enfin, il aperçut les lettres familières : OPALE.

À tâtons, il ouvrit la barrière. Six pas. Tour de clé. Il referma la porte et pénétra dans son vestibule, vaguement soulagé. Il lâcha sa sacoche, déposa son imperméable sur l’un des cartons de l’entrée, et se dirigea vers la cuisine, sans allumer. Au plan standard de sa baraque, répondaient les gestes standard de sa solitude.

Quelques minutes plus tard, il infusait son thé devant la fenêtre. Dans le silence de son pavillon, il entendait encore la rumeur des patients. Tous les psychiatres connaissent cette sensation. Ils appellent ça « la musique des fous ». Leur élocution déformée. Leurs pas traînants. Leurs délires. Sa tête résonnait de ces murmures comme un coquillage bruisse de l’écho de la mer. Les cinglés ne le quittaient jamais vraiment. Ou plutôt, c’était lui qui ne quittait jamais l’unité Henri-Ey.

Ses pensées s’arrêtèrent net.

Le 4 × 4 noir de la veille venait de surgir du brouillard.

Lentement, très lentement, le véhicule se coula dans la rue et stoppa devant son pavillon. Freire sentit son cœur s’accélérer. Les deux hommes en noir sortirent d’un même mouvement et s’immobilisèrent devant ses fenêtres.

Freire tenta de déglutir. Pas moyen. Il les observa sans essayer de se cacher. Ils mesuraient au moins 1,80 mètre et portaient, sous leurs manteaux, des costumes sombres boutonnés haut, dont le tissu luisait sous la lumière du réverbère. Chemise blanche et cravate noire. Ces gars-là avaient des allures d’énarques, stricts, ambitieux — mais aussi quelque chose de violent, de clandestin.

Mathias restait pétrifié. Il s’attendait à ce qu’ils franchissent la barrière de son jardin et sonnent à sa porte. Mais non. Ils ne bougeaient pas. Ils se tenaient au pied du réverbère, sans chercher à se cacher. Leurs visages étaient en accord avec le reste. Le premier : front haut et lunettes en écaille, sous une chevelure argentée coiffée en arrière. L’autre l’air plus farouche. Cheveux longs et châtains, déjà clairsemés. Sourcils touffus, expression tracassée.