Felice ne montra pas la moindre émotion, mais une idée se faisait jour en Anna-Maria.
— Toutes les femmes qui franchissent la Porte du Temps sont stérilisées, dit-elle.
— Par salpingotomie réversible, dit l’étrangère d’un ton serein.
Anna-Maria bondit sur pieds.
— Même si vous parvenez à – les gènes —
— …sont compatibles. Notre Vaisseau, qui nous a amenés ici (bénie soit sa mémoire) a choisi cette galaxie et ce monde en particulier pour la parfaite compatibilité du plasma du germe. Nous avions prévu que des éons allaient s’écouler avant que nous réussissions à acquérir pleinement notre potentiel de reproduction, même en utilisant cette forme de vie locale que vous appelez le ramapithèque comme support du zygote. Mais notre vie est si longue ! Et notre pouvoir si grand ! Nous avons patienté et résisté jusqu’à ce que le miracle se produise et que la Porte du Temps s’ouvre. Vous avez commencé à nous arriver. Ma Sœur, vous et Felice, vous êtes jeunes et en bonne santé. Vous coopérerez avec nous, comme les autres de votre sexe l’ont fait auparavant, car la récompense est immense et les châtiments insupportables.
— Allez vous faire foutre ! cria la nonne.
Epone se dirigea vers la porte.
— L’entrevue est terminée. Vous devez vous préparer toutes deux à vous joindre à la caravane qui part pour Finiah. C’est une belle cité, au bord du proto-Rhin, près du site de votre futur Fribourg. Les humains de bonne volonté y vivent heureux. Nos bons petits ramas sont à leur service et les libèrent des basses besognes. Vous apprendrez ce qu’est le confort, croyez-moi.
Elle sortit et, lentement, referma la porte.
Anna-Maria se tourna vers Felice.
— Salauds ! Immondes salauds !
— Ne t’en fais pas, Anna-Maria, dit l’athlète. Elle ne m’a pas fait subir le test. Et ça, c’est le plus important. Chaque fois qu’elle s’approchait de moi, je brouillais mes pensées avec des gémissements pathétiques, et si elle a essayé de me sonder, elle croit probablement à présent que je ne suis qu’une pauvre petite fille.
— Et que vas-tu faire ? Essayer de t’enfuir ?
Les yeux sombres de Felice brillèrent tout à coup et elle éclata de rire.
— Bien mieux. Je vais tous les avoir. Tous autant qu’ils sont !
6.
Dans l’enceinte cernée de murs, il y avait des bancs, mais Claude Majewski avait préféré s’asseoir sur le sol, à l’ombre de l’enclos. Là, il pouvait observer des fossiles bien vivants tout en réfléchissant. Entre ses doigts, il tournait et retournait la boîte de Zakopane.
Une belle fin digne de ta frivolité, Mon Vieux. Tout bazarder à cent trente-trois ans ! Et à cause d’un caprice idiot ! Les polaks sont vraiment des imbéciles romantiques !
Est-ce pour cela que tu m’aimais, Fille Noire ?
Ce qu’il y avait de vraiment humiliant dans tout ça, se dit-il, c’est qu’il lui avait fallu longtemps pour comprendre. N’avait-il pas apprécié le premier contact, tellement amical ? Le salon d’accueil, les boissons, les gâteaux, et même les toilettes… tout cela bien calculé pour calmer le pauvre vieux ballot sous l’effet du stress de la translation ? Et Tully n’était-il pas aussi gentil qu’affable ? Il l’avait mis à son aise et lui avait ensuite fait briller cette superbe existence qui leur était promise à tous dans l’Exil. Il avait peut-être même forcé un peu le tableau, Claude devait l’admettre. Sa première rencontre avec Epone l’avait totalement abasourdi. Jamais, au grand jamais il ne se serait attendu à trouver des exotiques sur la Terre du Pliocène ! Ses rideaux de prudence naturelle en avaient été paralysés. Epone l’avait mesuré et l’avait rejeté.
Il s’était montré aussi docile qu’un agneau, même lorsque les gardes armés l’avaient poliment raccompagné à travers la cour, jusqu’à la dernière minute, quand ils lui avaient pris son sac, qu’ils avaient ouvert la porte pour le pousser à l’intérieur de l’enceinte.
— On reste calme, voyageur, lui avait dit un des gardes. Si tu te tiens bien, tu récupéreras ton sac plus tard. Mais si tu nous fais des ennuis, on a les moyens de te faire tenir tranquille. Essaie seulement de t’enfuir et les chiens-ours auront un bon dîner.
Claude était resté longtemps immobile sur place, la bouche entrouverte, assommé, jusqu’à ce qu’un prisonnier en tenue de montagnard alpin s’approche de lui et l’entraîne dans un coin d’ombre. Après une heure environ, un garde rapporta le sac de Claude. On y avait prélevé tout ce qui aurait pu lui être utile pour s’évader.
Le garde lui dit que les outils en vitradur lui seraient restitués lorsqu’il serait en « sécurité » à Finiah.
Quand l’effet du premier choc fut passé, Claude entreprit d’explorer l’enclos des humains. Il était plutôt vaste, assez bien ombragé, entouré de murs de pierre ajourés qui devaient dépasser les trois mètres de hauteur. Des gardes patrouillaient sans cesse. A l’intérieur, on trouvait un dortoir plutôt confortable et une salle d’eau. Il y avait huit femmes et trente-trois hommes. Claude les reconnut pour la plupart. Tous, il les avait vus quitter l’auberge Guderian aux premières lueurs de l’aube et traverser le jardin pour se rendre à l’ancienne villa. Leur nombre correspondait à peu près aux départs d’une semaine. Ceux qui manquaient avaient probablement été écartés à l’issue des tests d’Epone et promis à un autre destin.
Claude découvrit bientôt qu’un seul de ses compagnons du Groupe Vert se trouvait dans l’enclos : Richard. Il le retrouva sur l’une des couchettes du dortoir, plongé dans un sommeil malsain. Il tenta de le secouer mais Richard ne s’éveilla pas.
— Il y en a quelques autres dans son cas, dit le montagnard en lui posant la main sur l’épaule.
Il avait le visage allongé, la peau tannée, couverte de rides fines. Il semblait avoir l’âge incertain de ceux qui arrivent au terme d’un rajeunissement. Ses cheveux étaient cendrés sous son chapeau tyrolien et ses yeux gris étaient pétillants d’humour.
— On dirait que certains craquent, ajouta-t-il. Pauvres diables ! En tout cas, leur sort est préférable à celui de la fille qui s’est pendue avant hier. Vous êtes le dernier arrivage de la semaine. Cette nuit, nous partons. Tu devrais t’estimer heureux de ne pas avoir à passer six jours ici comme nous.
— Personne n’a tenté de s’enfuir ?
— Quelques-uns, juste avant que j’arrive. Un Cosaque de mon groupe, un certain Prischchepa. Et hier, trois Polynésiens. Les chiens-ours ont même dévoré leurs manteaux à plumes… Quelle misère ! Est-ce que tu aimes la flûte ? J’ai envie de jouer un peu de Purcell… Eh, je m’appelle Basil Winborne, à propos.
Il s’assit sur un bat-flanc et se mit à jouer une mélodie mélancolique. Claude se souvint d’avoir entendu Bryan jouer quelques notes de cette musique. Il écouta pendant quelques minutes, puis sortit dans l’enclos.
Les autres voyageurs du Temps réagissaient à leur nouvel état de captivité selon leur psychologie. Un artiste vieillissant était occupé à prendre des croquis. Assis sous un arbre, un couple vêtu à la façon des pionniers Yankees échangeait des caresses passionnées. Cinq Gitans discutaient avec des mines de conspirateurs et, de temps à autre, simulaient un combat avec des couteaux invisibles. Un homme d’âge moyen, suant sous un domino en chevreau et une toge bordée de lapin exigeait que les gardes viennent lui infliger sa punition. Deux guerriers japonais, sans armes mais revêtus de leur armure du XIVe siècle, jouaient au go-ban sur un échiquier de décamole. Une femme très belle, enveloppée de mousseline multicolore, libérait ses tensions en dansant. Les gardes avaient beaucoup de mal à la dissuader d’escalader les murs pour s’élancer dans le vide comme un papillon en criant : « Paris, adieu ! » Dans un coin d’ombre, un noir australien, vêtu d’une chemise blanche impeccable, de culottes d’équitation et de bottes de cavalerie était assis, écoutant imperturbablement « Der Erlkönig » et un enregistrement antique du « Celery Stalks at Midnight » de Will Bradley. Un personnage déguisé en bouffon de cirque jonglait avec trois boules argentées et sans la moindre habileté devant un public composé d’une vieille femme et de son chiot Shih-Tzu qui semblait ne pas se lasser de ramasser les balles. Mais le plus pathétique de tous ces prisonniers était sans doute un homme de haute taille, particulièrement robuste, aux yeux profondément enfoncés, à la barbe rousse, superbement accoutré d’une fausse cotte de maille et d’un surtout de soie médiéval portant blason de lion d’or. Sans trêve, il arpentait l’enclos avec des gestes frénétiques, se penchant pour regarder par les trous des murs et hurler : « Aslan ! Aslan ! Où es-tu donc à présent que nous avons besoin de toi ? Sauve-nous de la belle dame sans merci ![10] »