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La tour se déplaçait sur des roues, elle avait un premier niveau carré, des fenêtres, une porte, un pont-levis, sur le flanc droit, puis une sorte de galerie avec quatre échauguettes, chacune habitée par un homme d'armes avec son bouclier (historié de caractères hébraïques) qui agitait une palme. Mais des hommes d'armes, on en voyait trois seulement, et le quatrième se devinait, caché par la masse de la coupole octogonale sur quoi s'élevait une tour-lanterne, pareillement octogonale, d'où sortaient deux grandes ailes. Au-dessus, une autre coupole plus petite, avec un lanternon quadrangulaire qui, ouvert sur de grands arcs soutenus par de fines colonnes, abritait une cloche. Puis une petite coupole finale, à quatre arcades, sur laquelle prenait son axe le fil tenu en haut par la main divine. De part et d'autre de la petite coupole, le mot « Fa/ma » ; au-dessus, un cartouche : « Collegium Fraternitatis ».

Les bizarreries ne finissaient pas là : par deux autres fenêtres rondes de la tour sortaient, à gauche, un bras énorme, disproportionné en regard des autres figures, lequel tenait une épée, comme s'il appartenait à l'être ailé enfermé dans la tour, et, à droite, une grande trompette. La trompette, encore une fois...

J'eus un soupçon à propos du nombre d'ouvertures de la tour : trop nombreuses et trop régulières dans les lanternes, mais fortuitement disposées sur les flancs de la base. On ne voyait la tour que de deux quarts, en perspective cavalière, et on pouvait imaginer que, pour des raisons de symétrie, les portes, les fenêtres et les hublots qu'on observait sur un côté étaient reproduits aussi sur le côté opposé dans le même ordre. Donc, quatre arcs dans le lanternon de la cloche, huit fenêtres dans la tour-lanterne, quatre échauguettes, six ouvertures entre la façade orientale et l'occidentale, quatorze entre façade septentrionale et méridionale. J'additionnai : trente-six ouvertures.

Trente-six. Depuis plus de dix ans, ce nombre me hantait. Avec cent vingt. Les Rose-Croix. Cent vingt divisé par trente-six faisait – en gardant sept chiffres – 3,333333. Exagérément parfait, mais peut-être valait-il la peine d'essayer. J'essayai. Sans succès.

Il me vint à l'esprit que, multiplié par deux, ce chiffre donnait à peu de chose près le nombre de la Bête, 666. Pourtant cette conjecture aussi se révéla par trop fantasque.

Soudain, je fus frappé par le nimbe central, siège divin. Les lettres hébraïques étaient très évidentes, on pouvait même les voir de la chaise. Cependant Belbo ne pouvait pas écrire des lettres hébraïques sur Aboulafia. Je regardai mieux : oui, bien sûr, je les connaissais, de droite à gauche, jod, he, waw, he. Iahveh, le nom de Dieu.

– 5 –

Et commence par combiner ce nom, c'est-à-dire IHVH, seul au début, et à examiner toutes ses combinaisons, et à le faire mouvoir et tourner comme une roue...

ABOULAFIA, Hayyê Ha-Nefeš, Ms. München 408.

Le nom de Dieu... Mais bien sûr. Je me rappelai le premier dialogue entre Belbo et Diotallevi, le jour où on avait installé Aboulafia au bureau.

Diotallevi se trouvait sur le seuil de sa pièce, et il faisait montre d'indulgence. L'indulgence de Diotallevi était toujours offensante, mais Belbo paraissait l'accepter, et précisément avec indulgence.

« Elle ne te servira à rien. Tu n'as pas l'intention de récrire là-dessus les manuscrits que tu ne lis pas ?

– Elle sert à classer, à mettre en ordre des listes, à jour des fiches. Je pourrais y écrire un texte à moi, pas ceux des autres.

– Mais tu as juré que tu n'écriras jamais rien de ton cru.

– J'ai juré que je n'affligerai pas le monde avec un autre manuscrit. J'ai dit que, ayant découvert que je n'ai pas l'étoffe du protagoniste...

– ... tu seras un spectateur intelligent. Je sais. Et alors ?

– Et alors même le spectateur intelligent, quand il revient d'un concert, fredonne le second mouvement. Ça ne veut tout de même pas dire qu'il prétend le diriger au Carnegie Hall...

– Par conséquent tu feras des expériences d'écriture fredonnée pour découvrir qu'il ne faut pas que tu écrives.

– Ce serait un choix honnête.

– Plaît-il ? »

Diotallevi et Belbo étaient tous deux d'origine piémontaise et ils dissertaient souvent sur cette capacité, qu'ont les Piémontais comme il faut, de vous écouter avec courtoisie, de vous regarder dans les yeux, et de dire « Plaît-il ? » sur un ton qui semble d'un intérêt poli mais qui, en vérité, vous fait sentir l'objet d'une profonde désapprobation. Moi, selon eux, j'étais un barbare, et ces subtilités m'échapperaient toujours.

« Barbare ? protestais-je alors, je suis né à Milan, mais ma famille est d'origine valdôtaine...

– Balivernes, rétorquaient-ils, le Piémontais on le reconnaît tout de suite à son scepticisme.

– Et moi je suis sceptique.

– Non. Vous êtes seulement incrédule, et c'est différent. »

Je savais pourquoi Diotallevi se méfiait d'Aboulafia. Il avait entendu dire qu'on y pouvait altérer l'ordre des lettres, à telle enseigne qu'un texte aurait pu engendrer son propre contraire et promettre d'obscures vaticinations. Belbo tentait de lui expliquer. « Ce sont bien des jeux de permutation, lui disait-il, qu'on appelle Temurah ? N'est-ce pas ainsi que procède le rabbin dévot pour s'élever jusqu'aux portes de la Splendeur ?

– Mon ami, lui disait Diotallevi, tu ne comprendras jamais rien. Il est vrai que la Torah, je parle de la visible, n'est qu'une des permutations possibles des lettres de la Torah éternelle, telle que Dieu la conçut et la confia aux Anges. Et en permutant les lettres du Livre au cours des siècles, on pourrait arriver à retrouver la Torah originelle. Mais ce qui compte, ce n'est pas le résultat. C'est le processus, la fidélité avec laquelle tu feras tourner à l'infini le moulin de la prière et de l'écriture, découvrant la vérité petit à petit. Si cette machine te donnait tout de suite la vérité, tu ne la reconnaîtrais pas car ton cœur n'aurait pas été purifié par une longue interrogation. Et puis, dans un bureau ! Le Livre doit être murmuré dans un étroit taudis du ghetto où, jour après jour, tu apprends à te courber et à bouger les bras serrés contre tes hanches, et, entre la main qui tient le Livre et celle qui tourne les pages, il ne doit presque pas y avoir d'espace, et si tu humectes tes doigts, il faut les porter verticalement à tes lèvres, comme si tu rompais en petits morceaux du pain azyme, attentif à n'en point perdre une miette. Le mot, il faut le manger très très lentement, tu ne peux le dissoudre et le recombiner que si tu le laisses fondre sur la langue, et attention à ne pas le baver sur ton cafetan, car si une lettre s'évapore, le fil, qui est sur le point de t'unir aux sefirot supérieures, se casse. C'est à cela qu'Abraham Aboulafia a consacré sa vie, tandis que votre saint Thomas s'escrimait à trouver Dieu avec ses cinq sentiers. Sa Hokmath ha-Zeruf était en même temps science de la combinaison des lettres et science de la purification des cœurs. Logique mystique, le monde des lettres et de leur tourbillonnement en permutations infinies est le monde de la béatitude, la science de la combinaison est une musique de la pensée, mais attention à te mouvoir avec lenteur, et avec prudence, parce que ta machine pourrait te donner le délire, et non pas l'extase. Nombre de disciples d'Aboulafia n'ont pas su se retenir sur ce seuil bien mince qui sépare la contemplation des noms de Dieu de la pratique magique, de la manipulation des noms pour les transformer en talisman, instrument de domination sur la nature. Et ils ne savaient pas, comme toi tu ne sais pas – et ta machine ne sait pas – que chaque lettre est liée à un des membres du corps, et que si tu déplaces une consonne sans en connaître le pouvoir, un de tes bras, une de tes jambes pourrait changer de position, ou de nature, et tu te retrouverais bestialement estropié, en dehors, pour la vie, et en dedans, pour l'éternité.