Выбрать главу

Comment ai-je fait venir ce matin? J'ai l'impression d'être entré dans un cinéma où on passait La dame de Shanghaï d'Orson Welles. Quand je suis arrivé à la scène des miroirs, je n'ai pas tenu et je suis sorti. Mais peut-être n'est-ce pas vrai, je l'ai imaginé.

Ce matin, j'ai téléphoné à neuf heures au docteur Wagner, le nom de Garamond m'a permis de franchir la barrière de la secrétaire, le docteur a paru se souvenir de moi, devant l'état d'urgence où je lui expliquai me trouver, il m'a dit qu'il me recevrait tout de suite, à neuf heures et demie, avant qu'arrivent les autres patients. Il m'avait semblé aimable et compréhensif.

Peut-être ai-je rêvé même ma visite au docteur Wagner. La secrétaire m'a fait décliner mon identité, elle a préparé une fiche, m'a fait payer les honoraires. Par chance, j'avais déjà mon billet de retour.

Un cabinet de petite dimension, sans divan. Fenêtres sur la Seine, à gauche l'ombre de la Tour. Le docteur Wagner m'a accueilli avec une affabilité professionnelle – au fond c'est juste, je n'étais plus un de ses éditeurs, j'étais un de ses clients. D'un geste large et calme, il m'a invité à m'asseoir devant lui, de l'autre côté de son bureau, comme un employé du ministère. « Et alors? » C'est ce qu'il a dit, et il a donné une impulsion à son fauteuil pivotant, me tournant le dos. Il restait tête baissée, et il me semblait qu'il tenait les mains jointes. Je n'avais plus qu'à parler.

J'ai parlé, comme une cataracte, j'ai tout sorti, du début à la fin, ce que je pensais il y a deux ans, ce que je pensais l'année dernière, ce que je pensais que Belbo avait pensé, et Diotallevi. Et surtout ce qui est arrivé la nuit de la Saint-Jean.

Wagner ne m'a jamais interrompu, n'a jamais fait signe que oui, ou montré de la désapprobation. Pour ce que j'en sais, il pouvait avoir sombré dans le sommeil. Mais ce doit être sa technique. Et moi je parlais. Thérapie de la parole.

Puis j'ai attendu, en fait de parole, la sienne, qui me sauvât.

Wagner s'est levé, très lentement. Sans se retourner vers moi, il a fait le tour de son bureau et il s'est dirigé vers la fenêtre. Maintenant, il regardait par les vitres, les mains croisées dans son dos, absorbé dans ses pensées.

En silence, pendant environ dix, quinze minutes.

Ensuite, toujours le dos tourné vers moi, d'une voix incolore, paisible, rassurante: « Monsieur, vous êtes fou. »

Lui il est resté immobile, moi de même. Après cinq autres minutes, j'ai compris qu'il ne continuerait plus. Fin de la séance.

Je suis sorti sans saluer. La secrétaire m'a fait un large sourire, et je me suis retrouvé dans l'avenue Élisée-Reclus.

Il était onze heures. J'ai rassemblé mes affaires à l'hôtel et je me suis précipité à l'aéroport, confiant dans ma bonne étoile. J'ai dû attendre deux heures, et, en attendant, j'ai appelé à Milan les éditions Garamond, en PCV parce que je n'avais plus un sou. Gudrun a répondu, elle paraissait plus hébétée que d'habitude, j'ai dû lui crier trois fois qu'elle dit si, oui, yes, qu'elle acceptait l'appel.

Elle pleurait: Diotallevi est mort samedi soir à minuit.

« Et aucun, aucun de ses amis à l'enterrement, ce matin, quelle honte! Pas même monsieur Garamond, qui, d'après ce qu'on dit, est en voyage à l'étranger. Moi, Grazia, Luciano, et un monsieur tout noir, la barbe, les favoris à frisottis et un grand chapeau, il avait l'air d'un croque-mort. Dieu seul sait d'où il venait. Mais où étiez-vous, Casaubon? Et où est Belbo ? Qu'est-ce qui se passe ? »

J'ai murmuré des explications confuses et j'ai raccroché. On m'a appelé, et je suis monté dans l'avion.

9

YESOD

– 118 –

La théorie sociale de la conspiration... est une conséquence du manque de référence à Dieu, et de la conséquente question : « Qui y a-t-il à sa place? » la

Karl POPPER, Conjectures and refutations, London, Routledge, 1969, I, 4.

Le voyage m'a fait du bien. Non seulement j'avais quitté Paris, mais j'avais quitté le sous-sol, et carrément le sol, la croûte terrestre. Ciel et montagnes encore blanches de neige. La solitude à dix mille mètres, et cette sensation d'ivresse que donne toujours le vol, la pressurisation, la traversée d'une légère turbulence. Je pensais que là-haut seulement je reprenais pied. Et j'ai décidé de faire le bilan de la situation, d'abord en récapitulant les différents points sur mon carnet, puis en me laissant aller, les yeux fermés.

J'ai décidé d'énumérer avant tout les évidences irréfutables.

Il est hors de doute que Diotallevi est mort. Gudrun me l'a dit, Gudrun est toujours restée en dehors de notre histoire, elle ne l'aurait pas comprise, et donc elle reste la seule à dire la vérité Ensuite, il est vrai que Garamond n'était pas à Milan. Certes, il pourrait être n'importe où, mais le fait qu'il n'y soit pas et n'y était pas ces jours passés laisse croire qu'il se trouve à Paris, où je l'ai vu.

De même, Belbo n'est pas à Milan.

Maintenant, essayons de penser que ce que j'ai vu samedi soir à Saint-Martin-des-Champs est réellement arrivé. Peut-être pas comme je l'ai vu moi, séduit par la musique et par les encens, mais il s'est passé quelque chose. C'est comme l'histoire d'Amparo. Elle n'était pas certaine, en rentrant chez elle, qu'elle avait été possédée par la Pomba Gira, mais elle savait certainement qu'elle avait été sous la tente de umbanda, et qu'elle avait cru que – ou elle s'était comportée comme si – la Pomba Gira l'avait possédée.

Enfin, ce que m'a dit Lia à la montagne est vrai, sa lecture était absolument convaincante, le message de Provins était une note des commissions. Il n'y a jamais eu de réunions de Templiers à la Grange-aux-Dîmes. Il n'y avait pas de Plan et il n'y avait pas de message

La liste des commissions a été pour nous une grille de mots croisés aux cases encore vides, mais sans les définitions. Il faut donc remplir les cases de manière que tout se croise dûment. Mais sans doute l'exemple est-il imprécis. Dans les mots croisés les mots se croisent et ils doivent se croiser sur une lettre commune. Dans notre jeu, ce n'étaient pas les mots qui se croisaient, mais des idées et des faits; les règles étaient donc différentes, et il y en avait fondamentalement trois,

Première règle, les idées se relient par analogie. Il n'y a pas de règles pour décider au départ si une analogie est bonne ou mauvaise, parce que n'importe quelle chose est semblable à n'importe quelle autre sous un certain rapport. Exemple. Patate se croise avec pomme, parce que l'une et l'autre sont des végétaux et aux formes arrondies. De pomme à serpent, par connexion biblique. De serpent à gimblette, par similitude formelle, de gimblette à bouée de sauvetage et de là à maillot de bain, du bain au rouleau, du rouleau au papier hygiénique, de l'hygiène à l'alcool, de l'alcool à la drogue, de la drogue à la seringue, de la seringue au trou, du trou à la terre, de la terre à la patate.

Parfait. La deuxième règle dit en effet que si tout se tient, le jeu est valable. De patate à patate tout se tient. C'est donc juste.

Troisième règle: les connexions ne doivent pas être inédites, dans le sens où elles doivent avoir déjà été posées au moins une fois, mieux encore si elles l'ont été de nombreuses fois, par d'autres. C'est ainsi seulement que les croisements semblent vrais, parce qu'ils sont évidents.

Ce qui était en somme l'idée de monsieur Garamond: les livres des diaboliques ne doivent pas innover, ils doivent répéter le déjà dit, sinon qu'en serait-il de la force de la Tradition ?