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— Non. Le temps me manque déjà bien assez. Pas question de se promener.

Là il daigna enfin remarquer que j’étais en train de geler et m’indiqua la trappe de sa baguette « Je vous en prie. Il fait froid. » Toutefois, dans le caisson il m’arrêta de nouveau :

— Et les robots, s’éloignent-ils du chantier ?

— Les robots ? (Je n’arrivais toujours pas à voir où il voulait en venir.) Non. Pourquoi s’éloigneraient-ils ?

— Eh bien, je ne sais pas … Mettons, pour chercher le matériau de construction.

Il appuya soigneusement sa branchette contre le mur et se mit à déboutonner sa pelisse. Je commençai à me fâcher. Si d’une façon ou d’une autre il avait eu vent des à-coups dans mon système de construction, premièrement ça ne le concernait pas et deuxièmement il pouvait m’en parler franchement. Qu’est-ce que c’est que cet interrogatoire, à la fin …

— Le matériau de construction pour un cybersystème de ce type est celui qui se trouve sous les pieds du cybersystème en question, prononçai-je aussi sèchement que possible. Dans le cas présent, c’est le sable.

— Et les cailloux, ajouta-t-il, désinvolte, en accrochant sa pelisse.

Là, il marqua un point. Mais cela ne le regardait décidément pas, et je répliquai avec défi :

— Oui ! Les cailloux aussi s’il y en a.

Pour la première fois il me fixa dans les yeux.

— Je crains que vous m’ayez mal compris, Popov, prononça-t-il avec une douceur inattendue. Je n’ai pas l’intention de me mêler de votre travail. Simplement certaines choses m’ont rendu perplexe, et je me suis adressé à vous, puisque vous êtes l’unique personne susceptible de m’éclairer.

Quand on est gentil avec moi, moi aussi, je suis gentil.

— En fait, les cailloux leur sont inutiles, dis-je. Hier mon système a un peu cloché, et les robots ont jeté ces cailloux sur tout le chantier. Qui sait pourquoi ils en ont eu besoin ! Ensuite, naturellement, ils les ont enlevés.

Il opina.

— Oui, je l’ai remarqué. Et qu’est-ce qui ne marchait pas ?

Je lui racontai en deux mots la journée de la veille, sans entrer, bien entendu, dans des détails intimes. Il écoutait, hochait la tête, puis il s’empara de sa branchette, me remercia pour mes explications et s’en alla. Ce n’est qu’au mess, en train d’engloutir du porridge au lait froid, que je me rendis compte que je ne savais toujours pas ce qui avait plongé dans la perplexité le disciple chéri du Dr Mboga et dans quelle mesure j’avais réussi à l’en sortir. Si tant est que j’eusse réussi. Je m’arrêtai de manger et regardai Komov. Non, apparemment je ne lui avais été d’aucune aide.

Généralement, Guénnadi Komov a l’air d’un homme détaché de ce monde. Il guette éternellement on ne sait quoi derrière des horizons lointains, absorbé dans ses pensées à lui, diablement élevées. Il redescend sur terre si quelqu’un ou quelque chose, par hasard ou intentionnellement, devient un obstacle pour ses recherches. Alors, d’une main qui ne tremble pas, souvent avec une dureté impitoyable, il élimine l’obstacle et remonte à son Olympe. En tout cas, c’est ce qu’on raconte sur lui et, en vérité, il n’y a là rien d’exceptionnel. Lorsqu’un homme s’occupe de psychologie extraterrestre, et, de surcroît, s’en occupe avec succès, se bat en première ligne et ne se ménage absolument pas ; lorsque, cela étant, il est, à ce qu’on dit, un des plus éminents « futurmaîtres » de la planète, on lui pardonne beaucoup, on réagit à ses manières avec une certaine indulgence. Finalement, tout le monde ne peut pas être aussi charmant que Gorbovski ou le Dr Mboga.

D’autre part, ces derniers jours, il m’était fréquemment revenu à l’esprit, avec étonnement et amertume, les récits extasiés de Tatiana qui avait travaillé aux côtés de Komov une année entière. Elle était, semble-t-il, amoureuse de lui, dont elle parlait comme d’un homme d’une sociabilité rare, doté d’un sens de l’humour infiniment subtil et ainsi de suite. D’ailleurs, elle l’appelait l’âme de leur assemblée. Je n’arrivais pas à m’imaginer une assemblée qui aurait une telle âme.

Donc, Guénnadi Komov m’avait toujours paru un homme éloigné des choses de ce monde. Mais ce jour-là, pendant le petit déjeuner, il se surpassa. Il saupoudrait généreusement sa nourriture de sel, goûtait et renvoyait distraitement son assiette dans le vide-ordures. Il confondait la moutarde avec le beurre. Il en couvrait un toast sucré, mangeait un morceau et l’expédiait sur les traces de l’assiette. Il ne prêtait aucune attention aux questions de Wanderkhouzé, en revanche, il se colla comme une sangsue à Maïka, la harcelant pour savoir si, lors des prises de vues, Wanderkhouzé et elle restaient ensemble ou s’il leur arrivait de se séparer. Autre détail de temps en temps, il se mettait à regarder autour de lui avec nervosité ; une fois il bondit soudain sur ses pieds, courut dans le couloir, demeura absent quelques minutes et revint, mine de rien, pour étaler de nouveau cette malheureuse moutarde sur ses toasts jusqu’à ce qu’on la lui enlevât carrément.

Maïka également était nerveuse. Elle répondit d’une façon saccadée, ne quittait pas des yeux son assiette et ne sourit pas de tout le repas. Je comprenais ce qui lui arrivait, à elle. À sa place, moi aussi, je me sentirais nerveux devant une telle entreprise. En fin de compte Maïka avait mon âge, bien que son expérience du travail fût beaucoup plus grande ; seulement cette expérience différait complètement de celle dont elle allait avoir besoin ce jour-là.

Bref, Komov était indiscutablement nerveux, Maïka de même ; à force de les observer Wanderkhouzé se mit à son tour à manifester certains signes d’inquiétude, et il me devint clair que soulever maintenant la question de ma participation à la future enquête aurait été résolument déplacé. Je compris que j’avais devant moi une journée entière de travail remplie de silence et de vide et je succombai à l’énervement général. L’atmosphère autour de la table devint épaisse à couper au couteau. Alors Wanderkhouzé, en tant que commandant du vaisseau et médecin, décida de l’alléger. Il renversa sa tête en arrière, propulsa sa mâchoire en avant et nous jeta un long regard par-dessus son nez. Ses favoris de lynx s’ébouriffèrent. Pour commencer, il raconta quelques histoires sur la vie quotidienne des pilotes stellaires. Les histoires étaient vieilles, rebattues ; je me forçais à sourire, Maïka ne réagissait pas du tout ; Komov, lui, réagissait d’une façon étrange. Il écoutait attentivement et sérieusement et opinait dans les passages de bravoure, puis il contempla méditativement Wanderkhouzé et prononça, imposant :

— Vous savez, Yakov, de petits pinceaux de poils à vos oreilles iraient très bien avec vos favoris.

C’était bien dit, et dans d’autres circonstances je me serais réjoui de ce bon mot, mais sur le coup cela me parut manquer de tact. Cependant, Wanderkhouzé fut, apparemment, d’un avis contraire. Il ricana, suffisant, gonfla ses favoris — d’abord celui de gauche, puis celui de droite — d’un doigt replié et nous raconta encore une histoire :

— Un Terrien débarque sur une certaine planète civilisée, entre en contact avec les aborigènes et leur propose ses services en tant que plus grand spécialiste de la Terre pour la construction et l’exploitation des moteurs à mouvement perpétuel du premier type. Naturellement, les aborigènes boivent les paroles de l’émissaire d’une Superintelligence et, suivant ses instructions, se mettent immédiatement au travail. La construction se termine. Le moteur perpétuel ne marche pas. Le Terrien tourne des roues, rampe parmi une forêt de tiges et de pignons dentés et rouspète que rien n’a été exécuté comme il le fallait. « Votre technologie, dit-il, est arriérée, il faut complètement refaire ces centres-là, quant à ceux-ci, les remplacer par d’autres, qu’en pensez-vous ? » Les aborigènes ne peuvent pas refuser. Ils commencent comme un seul homme à tout faire et à tout remplacer. Ils viennent d’achever leur tâche lorsque arrive soudain de la Terre un vaisseau-ambulance. Les infirmiers s’emparent de l’inventeur, lui injectent un médicament adéquat, le docteur présente ses excuses aux aborigènes, et le vaisseau s’en va. Cafardeux et gênés, n’osant pas se regarder dans les yeux, les aborigènes sont sur le point de rentrer chez eux, et c’est là qu’ils constatent que le moteur marche. Oui, mes amis, le moteur s’est mis à fonctionner et il fonctionne encore maintenant, depuis cent cinquante ans.