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Cette histoire sans prétention me plut. On voyait clairement que Wanderkhouzé l’avait inventée lui-même et, très probablement, juste à l’instant. À mon immense étonnement, Komov l’aima aussi. Dès le milieu du récit, il cessa de fouiller la table du regard à la recherche de la moutarde, fixa Wanderkhouzé et, jusqu’à la fin, ne le quitta plus de ses yeux plissés. Puis il se prononça dans le sens que l’idée de l’irresponsabilité d’un des partenaires du contact lui semblait théoriquement intéressante.

— En tout cas, jusqu’à présent, la théorie générale du contact n’a pas tenu compte d’une telle éventualité, encore qu’au début du XXIe siècle un certain Strauch eût avancé la suggestion d’inclure des Schizoïdes dans les équipages des vaisseaux cosmiques. Déjà à l’époque on savait que les types schizoïdes possédaient la faculté nettement prononcée de faire des associations impartiales là où un homme normal entouré d’un chaos de phénomènes jamais vus cherche plus ou moins involontairement à trouver un repère familier, connu, un stéréotype, un schizoïde, bien au contraire, ne se limitant pas à voir les choses comme elles sont, se montre capable de créer de nouveaux stéréotypes découlant directement de la nature secrète du chaos en question. À propos, continua Komov, s’enflammant petit à petit, cette faculté se révèle extrêmement commune à l'ensemble des représentants schizoïdes des intelligences les plus diverses. Et puisque en théorie on ne peut absolument pas exclure la possibilité que l’objet du contact soit précisément un individu schizoïde, et puisque la schizophrénie non détectée à temps risque, lors d’un contact, de porter à des conséquences gravissimes, le problème que vous avez abordé, Yakov, semble digne d’une certaine attention scientifique.

Wanderkhouzé ricana et déclara qu’il offrait cette idée à Komov, puis rappela qu’il était temps de partir. À ces mots, Maïka, qui, en proie au plus vif intérêt, écoutait Komov, la bouche entrouverte, se fana immédiatement. Moi aussi, je me fanai immédiatement : tout ce discours sur les schizoïdes avait éveillé en moi des pensées déplaisantes. Il se produisit ensuite le fait suivant : Wanderkhouzé et Maïka étaient déjà sortis du mess ; Komov, lui, s’attarda sur le seuil ; soudain, il me prit fermement par le coude et, fouillant d’une façon passablement terrifiante et appuyée mon visage de ses froids yeux gris, il prononça rapidement à voix basse :

— Vous ne me paraissez pas être en forme, Stas. Il s’est passé quelque chose ?

Je restai baba, littéralement scié par la perspicacité véritablement surnaturelle de ce spécialiste des schizoïdes. Néanmoins, je réussis sur-le-champ à me reprendre en main. L’instant était bien trop décisif pour moi. Je m’écartai et demandai avec une stupéfaction incommensurable :

— De quoi parlez-vous, Guénnadi Youriévitch ?

Son regarda parcourait toujours mon visage ; il reprit, encore plus bas et plus vite :

— Vous avez peur de vous retrouver seul ?

Je me tenais déjà bien en selle.

— Peur ? répétai-je. Ça, c’est un peu exagéré, Guénnadi Youriévitch. Je ne suis quand même pas un enfant …

Il lâcha mon coude.

— Et si vous veniez avec nous ?

Je haussai les épaules.

— Ce serait très volontiers. Mais hier j’ai eu des problèmes. Il vaut mieux que je reste, je pense.

— Bon, bon ! fit-il avec une expression indéfinissable, se tourna brusquement et sortit.

Je traînai quelque temps dans le mess pour finir de récupérer. La confusion régnait dans ma tête, néanmoins je me sentais comme après un examen réussi.

Ils agitèrent leurs bras en guise d’au revoir et s’envolèrent ; moi, je ne les accompagnai même pas des yeux. Je regagnai sur-le-champ le vaisseau, choisis deux cristallophones, en armai mes deux oreilles et plongeai dans le fauteuil devant mon tableau de commande. Je surveillais le travail de mes gamins, lisais, recevais des radiogrammes, conversais avec Vadik et Ninon (il était consolant de découvrir que chez Vadik aussi jouait une musique assourdissante). J’entrepris le ménage des locaux, composai un menu luxueux tenant compte de la nécessité de restaurer nos forces morales — et cela dans un tintamarre, un tintement, un hululement de flûtes et un miaulement des nécophones. En un mot, consciencieusement, impitoyablement, avec profit pour moi et les autres, je tuais le temps. Et pendant que je tuais tout ce temps, une pensée poignante me torturait sans répit : comment Komov avait-il appris ma faiblesse et qu’envisageait-il de faire à ce sujet ? Il me mettait dans une impasse. Sa perplexité née après son expédition au chantier, son discours sur les schizoïdes, son intermède étrange à la porte du mess … Zut de zut, il m’avait bel et bien proposé de venir avec eux : à l’évidence il craignait de me laisser seul ! Serait-ce aussi visible ? Pourtant, Wanderkhouzé, lui, n’avait rien remarqué.

La majeure partie de ma journée de travail passa dans ce genre de méditations. À quinze heures, beaucoup plus tôt que je l’attendais, le glider rentra. J’eus juste le temps d’arracher les cristallophones de mes oreilles et de les planquer avant que toute la compagnie fasse irruption dans le vaisseau. Je les accueillis dans le caisson avec une amabilité mesurée, soigneusement réfléchie, ne leur posai aucune question sur le fond du sujet et m’enquis seulement si quelqu’un désirait se restaurer. J’ai peur, il est vrai, d’avoir, après six heures de tintamarre et de tintement, parlé un peu fort, car Maïka qui, à ma grande joie, semblait être dans un état satisfaisant, me contempla avec un certain étonnement. Quant à Komov, il m’examina des pieds à la tête et, sans un mot, disparut aussitôt dans sa cabine.

— Se restaurer ? prononça pensivement Wanderkhouzé. Tu sais, Stas, je vais m’installer au poste de pilotage pour écrire le rapport d’enquête. Tu pourrais peut-être en passant m’apporter un petit verre de quelque chose de tonifiant, ce serait bien, qu’en penses-tu ?

Je dis que je le lui apporterais, Wanderkhouzé s’en alla, Maïka et moi nous rendîmes au mess des officiers où je remplis deux verres d’une boisson tonifiante. J’en donnai un à Maïka et portai l’autre à Wanderkhouzé. Quand je réintégrai le mess, Maïka y rôdait, le verre à la main. Oui, elle était nettement plus calme que ce matin, cependant je sentais en elle je ne sais quelle tension, crispation, et je lui demandai pour l’aider à se détendre :

— Alors, où ça en est avec le vaisseau ?

Maïka but une bonne gorgée, lécha ses lèvres et, regardant quelque part à côté de moi, répondit :

— Tu vois, Stas, tout ça n’est pas par hasard.

J’attendis la suite, mais elle se taisait.

— Qu’est-ce qui n’est pas par hasard ?

— Tout ça ! Elle fit un geste vague de sa main qui tenait le verre. C’est un monde castré. Tombé en quenouille. Souviens-toi de mes paroles ce vaisseau ne s’est pas écrasé par hasard, nous non plus ne l’avons pas trouvé par hasard. En un mot, notre entreprise, ce projet, tout se cassera la figure sur cette charmante planète ! (Elle termina son vin et posa le verre sur la table.) Les règles élémentaires de sécurité ne sont pas observées, la plupart des gens qui travaillent ici sont des petits jeunes comme toi, comme moi aussi, d’ailleurs … Et uniquement parce que cette planète est biologiquement passive. Mais s’agit-il seulement de cela ? N’importe quel homme doté d’un flair ordinaire sent ici dès la première heure quelque chose qui cloche. Autrefois, en cet endroit, il y avait la vie, puis une étoile s’est embrasée, et tout a été fini en un clin d’œil … Biologiquement passive ? Oui ! En revanche, nécrotiquement active. Pantha ne manquera pas de devenir pareille dans je ne sais combien d’années. Des arbres biscornus, une herbe chétive, et les alentours imbibés de morts anciennes. L’odeur de la mort, tu comprends ? Pire que ça l’odeur de l’ex-vie ! Non, Stas, tu te souviendras de ce que je te dis : aucun Panthien ne s’acclimatera ici, ils ne connaîtront ici aucune joie. Une nouvelle maison pour une humanité entière ? Non, pas une nouvelle maison. Un vieux château peuplé de revenants …