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— Non ! Surtout pas ! Voilà qui est très aimable à vous, enchaîna Forficule sur un ton de voix plus normal en acceptant l’écuelle que lui tendait un Vivant. Ça a l’air… euh… délicieux.

Ils mangèrent en silence. Snibril se demanda : est-ce qu’ils ne disent rien parce qu’ils savent déjà ce qu’ils ont dit ? Non, ça ne peut pas fonctionner comme ça – il faudrait qu’ils disent quelque chose maintenant pour se souvenir de l’avoir dit… ou plutôt…

— Je suis Noral, le maître de four, annonça le Vivant à sa gauche.

— Je m’appelle…

— Oui.

— Nous…

— Oui.

— Il y a eu…

— Je sais.

— Mais comment ?

— Vous allez m’expliquer ça après manger.

— Oh.

Snibril essaya de réfléchir. Forficule avait raison. Il était pratiquement impossible de bavarder avec quelqu’un qui avait déjà entendu ce que vous alliez lui dire.

— Vous savez vraiment tout ce qui va arriver ? fut la seule chose qu’il trouva à demander.

Les profondeurs de la cagoule recelèrent la suggestion d’un sourire.

— Pas tout. Comment serait-il possible de tout savoir ? Mais il y a nombre de choses que je sais, oui.

Snibril jeta autour de lui un regard implorant. Fléau et Forficule, en grande conversation avec des Vivants, ne lui prêtaient aucune attention.

— Mais… mais… supposons que vous sachiez quand vous allez mourir ? Supposons qu’une bête sauvage se prépare à vous sauter dessus ?

— Oui ? fit Noral, poliment.

— Vous pourriez vous débrouiller pour ne plus être là ?

— Ne plus être là au moment de mourir ? Le tour serait habile.

— Non. Je voulais dire… Vous pourriez éviter…

— J’ai compris ce que vous vouliez dire. Mais ça nous serait impossible. C’est difficile à expliquer. Ou peut-être est-ce facile à expliquer et difficile à comprendre. Nous devons suivre le Fil. Le Fil Unique. Il ne faut pas le rompre.

— Est-ce que vous n’avez jamais de surprises ?

— Je n’en sais rien. Qu’appelez-vous surprises ?

— Est-ce que vous pouvez me dire ce qui va m’arriver ? Nous arriver à tous ? Vous savez déjà ce qui s’est passé. Ça nous aiderait beaucoup de connaître l’avenir.

La cagoule sombre se tourna vers lui.

— Pas du tout. Ça rend la vie très pénible.

— Nous avons besoin d’aide, insista Snibril avec un chuchotement paniqué. C’est quoi, le grand Découdre ? Où pouvons-nous aller pour être en sécurité ? Vous ne pourriez pas nous le dire ?

Le Vivant se pencha plus près de lui.

— Est-ce que vous êtes capable de garder un secret ? demanda-t-il sur le ton de la conspiration.

— Oui !

— Mais de le garder vraiment bien ? Même si vous aviez envie de donner n’importe quoi pour pouvoir le confier à autrui ? Même si c’était aussi douloureux que de garder en main une braise rougeoyante ? En êtes-vous vraiment capable ?

— Euh… oui.

— Eh bien, conclut le Vivant en se redressant sur son séant, nous aussi.

— Mais…

— Régalez-vous.

— Vous croyez ?

— Certainement. Vous avez beaucoup apprécié.

Le Vivant commença à se détourner, puis fit de nouveau face à Snibril.

— Et vous pouvez conserver la ceinture.

— Oh. Vous savez que j’ai la ceinture.

— Maintenant, oui.

Snibril hésita.

— Hé là, minute ! Je n’ai dit ça que parce que vous…

— N’essayez pas de comprendre, ça vaudra mieux, lui conseilla amicalement Noral.

Pendant un moment, Snibril se contenta de manger, mais les questions continuaient à le tracasser.

— Ecoutez donc. Tout arrive et suit son cours, fit Noral. Comme un Fil dans le Tapis. On ne peut rien changer. Même les changements… sont déjà inscrits dans l’avenir. C’est tout ce que vous avez besoin de savoir.

Ce fut un repas étrange. On ne pouvait jamais être sûr que la personne à qui l’on parlait n’écoutait pas ce que l’on dirait dix minutes plus tard. L’atmosphère ne se réchauffa un peu que lorsqu’un des Vivants donna une hache à Glurk. C’était celle de son grand-père, bien qu’on en ait changé plusieurs fois le fer et le manche.

Fléau et Forficule gardèrent le silence quand les voyageurs regagnèrent leurs chariots.

— Et à vous, ils vous ont dit quelque chose ? s’enquit Snibril.

— Non, répondit Forficule. Ils ne disent jamais rien. Mais…

— C’est leur façon d’agir, dit Fléau. Ils n’y peuvent rien.

— Mais ce qu’ils ne nous ont pas dit ne leur plaît pas du tout, annonça Forficule.

5

Une semaine s’écoula. Les chariots poursuivirent leur route en direction du nord. Autour d’eux, le Tapis changeait. De part et d’autre des sentes étroites, les poils, désormais d’un rouge profond, s’élevaient avec majesté. Les buissons des peluches eux aussi, et même les fougères des poussières, déployaient toutes les nuances du rouge.

Il semblait à Snibril qu’ils traversaient un immense incendie qui aurait subitement été figé. Mais il faisait doux et paisible, et cette nuit-là, pour la première fois depuis leur départ du village, ils n’entendirent pas les snargues.

Et cela suffit, bien entendu, pour que certains parlent de s’arrêter.

— Au moins quelques jours, expliqua Cadmic Hargolder, le faiseur de lances, quand plusieurs villageois se rendirent en délégation au chariot de Glurk, le soir. Elles nous ont probablement oubliés, si ça se trouve. Et si on essayait de rentrer chez nous ?

— Elles n’oublient pas, rétorqua Fléau. Pas elles. De toute façon, il faut continuer. Prendre la route d’Uzure.

— Allez-y tous les deux, si vous y tenez, fit Cadmic. Pour ma part…

— Pour notre part, on restera groupé, Cadmic, du moins tant que je serai chef de cette tribu, décréta Glurk. J’estimerai pas que nous sommes en sécurité tant que je serai pas certain que le plus proche moize est très loin de nous. Nous diriger vers Uzure, c’est le bon sens. Les choses iront mieux là-bas, vous verrez. Et si l’un d’entre vous a une opinion différente, eh bien…

Il y avait pas mal de choses dans ce « eh bien ».

C’était un « eh bien » plein de ressources. Il était bourré de menaces tacites.

Mais les bougonnements des mécontents persistèrent. C’est alors qu’ils rencontrèrent le moize.

La chose survint alors que Snibril et Fléau progressaient en tête de la caravane, hors de vue mais toujours à portée de voix des chariots. Snibril parlait peu. Il pensait sans arrêt au mot général.

Il avait eu l’occasion de voir des officiers dumiis. Pas souvent. Trégon Marus n’était pas une métropole. Ils n’aimaient guère se retrouver si loin de chez eux. Fléau se comportait comme un soldat. Mais quand les gens vous traitent de général, on ne devrait pas porter une tenue si dépenaillée… Et voilà qu’ils allaient à Uzure, maintenant. Personne n’en avait discuté. Subitement, la décision était prise.

Pourtant les choses iraient mieux à Uzure. C’était le lieu le plus prestigieux de tout le Tapis. La ville n’avait pas sa pareille. Elle était sûre. Les soldats y étaient cantonnés par légions entières…

Fléau devinait probablement le sujet de ces ruminations, mais, chose inhabituelle pour lui, il bavardait de tout, de rien et de n’importe quoi.

Aucun des deux n’aperçut le moize avant d’être sur lui, quasiment. Il chevauchait sa snargue en plein centre de la piste, la main à mi-chemin du pommeau de son épée, et il les considérait d’un œil fixe et terrifié.