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— Qu’est-ce qui a fait ça ?

— On l’appelait le grand Découdre, répondit Forficule.

— Je croyais que c’était une vieille légende.

— Ça ne signifie pas qu’elle ne soit pas vraie. Je suis certain qu’il s’agissait du grand Découdre. Les changements de pression atmosphérique, pour commencer… Les animaux l’ont bien senti… Exactement comme c’est écrit dans le… (Il s’interrompit.) Exactement comme je l’ai lu quelque part, acheva-t-il avec un peu d’embarras.

Son regard quitta Snibril et s’éclaira.

— Je vois que tu as récupéré un cheval.

— Il est blessé, ce me semble.

Forficule alla voir le cheval et le soumit à un examen minutieux.

— C’est une monture dumiie, évidemment. Que quelqu’un m’apporte ma trousse à herbes. Il s’est fait attaquer, tu vois, là ? Pas très profond, mais il faut panser ça. Une bête de toute beauté. De toute beauté. Pas de cavalier ?

— Nous avons remonté la route sur une certaine distance, mais sans rencontrer personne.

Forficule flatta la robe satinée.

— Si tu vendais le village entier à un marchand d’esclaves, tu arriverais tout juste à réunir le prix d’une telle bête. Je ne sais pas à qui elle appartenait, mais elle s’est enfuie il y a déjà quelque temps. Elle vit à l’état sauvage depuis plusieurs jours.

— Les Dumiis n’autorisent plus le trafic d’esclaves, objecta Snibril.

— J’essayais simplement de te faire comprendre qu’elle a une très grande valeur. (Forficule fredonna d’un air absent en étudiant les sabots.) D’où qu’elle ait pu venir, c’était une bête de monte. (Il lâcha une jambe du cheval pour lever les yeux vers la robe.) Quelque chose l’a paniquée. Pas le grand Découdre. Ça remonte à plusieurs jours. Pas des bandits non plus, parce qu’ils se seraient également emparés du cheval. Et ils ne laissent pas de telles traces de griffes derrière eux. Une snargue aurait pu en faire de pareilles, si elle avait eu une taille trois fois supérieure à la normale. Oh, miséricorde ! Il existe des snargues comme ça.

Un cri monta.

Snibril eut l’impression que la nuit avait désormais trouvé une bouche et une voix. Une voix qui montait d’entre les poils, par-delà la palissade endommagée, un hurlement moqueur qui fendait les ténèbres. Le cheval se cabra.

On avait déjà allumé un foyer devant la brèche, et des soldats y coururent, lances levées.

Ils s’arrêtèrent.

De l’autre côté, se dressait dans le noir la silhouette d’un cavalier et deux paires d’yeux. L’une était d’un rouge mauvais, l’autre flamboyait de vert. Elles contemplaient sans ciller les villageois par-dessus les flammes.

Glurk arracha la lance d’un des hommes restés bouche bée et se fraya un passage vers les premiers rangs.

— Ce n’est qu’une snargue, grommela-t-il.

Et il lança l’arme. La lance frappa quelque chose, mais les yeux verts n’en flambèrent que plus vivement. D’une gorge invisible monta un feulement rauque et menaçant.

— File ! Rentre dans ta tanière !

Forficule accourut avec un brandon à la main, qu’il jeta en direction des yeux.

Ils clignèrent et disparurent. Avec leur départ, le sortilège fut rompu. Des cris montèrent et, honteux de leur lâcheté, les chasseurs se ruèrent vers l’avant.

— Arrêtez ! leur cria Forficule. Idiots ! Vous partez chasser cette chose dans la nuit, avec vos lances d’os ? C’était une snargue noire. Rien à voir avec les brunes qu’on rencontre par ici ! Vous savez ce qu’on raconte sur elles ? Elles viennent des lointains Recoins ! Des régions non balayées !

Du nord, de la blanche falaise de la Muraille en Bois, monta à nouveau le feulement de la snargue. Cette fois-ci, il ne décrut pas, mais s’interrompit brusquement.

Forficule contempla le nord une seconde, puis se retourna vers Glurk et Snibril.

— On vous a repérés, leur dit-il. Voilà ce qui a poussé le cheval jusqu’ici : la peur des snargues. Il n’y a aucune honte à avoir peur. Face à ce genre de snargues, c’est une réaction parfaitement sensée. Maintenant qu’elles ont déniché le village, il ne faut plus rester ici. Elles reviendront chaque nuit jusqu’à ce qu’une nuit vous ne puissiez plus les repousser avec la même vigueur. Partez dès demain. Il est peut-être déjà trop tard.

— Mais on ne peut pas… commença Glurk.

— Mais si. Il le faut. Le grand Découdre est de retour, et tout son cortège avec lui. Vous comprenez ce que je veux dire ?

— Non, dit Glurk.

— Alors, faites-moi confiance. Et souhaitez ne jamais avoir à vraiment comprendre ce que je vous dis. Est-ce que je me suis déjà trompé ?

Glurk réfléchit.

— Bon, y a quand même eu la fois où tu as raconté que…

— Quand ça comptait vraiment ?

— Non. Je suppose que non. (Glurk eut une mine soucieuse.) Mais nous n’avons jamais eu peur des snargues. Les snargues, on peut s’en charger. Qu’ont-elles de spécial, celles-ci ?

— Les choses qui les chevauchent.

— Il y avait une deuxième paire d’yeux, admit Glurk, indécis.

— Pires que des snargues, insista Forficule. Ils possèdent des armes bien plus redoutables que des crocs ou des griffes. Ils ont des cerveaux.

2

— Bon, tout est là. Allons-y, lança Glurk en jetant un dernier coup d’œil aux ruines de sa hutte.

— Une minute, dit Snibril.

Ses possessions tenaient aisément à l’intérieur d’une sacoche en fourrure, mais il les inspecta pour vérifier qu’il n’avait rien oublié derrière lui. Il y avait un couteau de corne avec un manche en bois sculpté, et une paire de bottes de rechange. Il y avait également une pelote de cordes d’arc, une deuxième sacoche remplie de pointes de flèches, un morceau de poussière porte-bonheur et, tout à fait au fond, les doigts de Snibril se refermèrent sur une bourse bosselée. Il l’exhuma avec précaution, en prenant soin de ne pas endommager le contenu, et l’ouvrit. Deux, cinq, huit, neuf. Toutes là, leur vernis accrochant la lumière tandis qu’il les tournait entre ses doigts.

— Bah, fit Glurk. Je ne vois vraiment pas pourquoi tu t’encombres avec ça. Tu ferais mieux d’employer cette place à emporter un autre sac de pointes de flèches.

Snibril secoua la tête et leva les pièces pour faire luire leur vernis.

Elles avaient été taillées dans le bois rouge des mines du pieddechaise. Sur un côté, figurait le profil de l’Empereur. C’étaient des tarnerii, la monnaie des Dumiis, et elles lui avaient coûté beaucoup de fourrures, à Trégon Marus. En fait, c’étaient bel et bien des fourrures, si on voulait considérer les choses d’un certain point de vue, ou bien des pots, des couteaux ou des lances. Enfin, ça, c’est ce que prétendait Forficule.

Snibril n’avait jamais vraiment compris mais, apparemment, les Dumiis révéraient tant leur Empereur qu’ils donnaient et acceptaient ces petites images gravées de lui en échange de peausseries et de fourrures. Enfin, ça encore, c’est ce que prétendait Forficule. Snibril n’était pas convaincu que le chaman ait de la haute finance une conception plus nette que la sienne.

Tous deux se dirigèrent vers les chariots. Moins d’une journée s’était écoulée depuis la venue du grand Découdre. Mais quelle journée…

Des disputes, surtout. Les Munrungues les plus fortunés ne voulaient pas partir, surtout parce que personne n’avait la moindre idée de leur nouvelle destination. Et Forficule avait filé qui sait où, pour régler des affaires personnelles.

Soudain, au milieu de la matinée, ils avaient entendu des cris de snargues en provenance du sud. Quelqu’un vit des ombres se faufiler entre les poils. Quelqu’un d’autre aperçut des yeux qui les observaient depuis le haut de la palissade.