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Du moins la question de la nourriture fut-elle aisément réglée. Les dépouilles de snargues jonchaient le champ de bataille. Comme le fit remarquer Glurk, il n’y avait aucune raison de les laisser perdre.

Fléau passa toute la journée assis dans les ruines du palais, à écouter le défilé des gens et parfois à donner des ordres. On expédia une escouade à Périlleuse, pour ramener les chariots munrungues restés là-bas.

Quelqu’un suggéra qu’on donne un grand festin. Un de ces jours, répondit Fléau.

Puis on fit entrer Jornariliche. Il avait été gravement blessé d’un coup de lance, mais l’expédition de collecte des snargues supervisée par Glurk l’avait retrouvé en vie. On essaya de le traîner devant Fléau, mais comme il tenait à peine debout, c’était assez inutile.

— Nous devrions ouvrir un procès, déclara Forficule, selon l’ancienne coutume…

— Et ensuite le tuer, compléta Glurk.

— Nous n’avons pas le temps, fit Fléau. Jornariliche ?

Malgré ses blessures, le moize redressa fièrement la tête.

— Je vous montrerai comment meurt un moize, annonça-t-il.

— Nous le savons déjà, répondit Fléau sur un ton égal. Ce que je voudrais savoir c’est… pourquoi ? Pourquoi nous avoir attaqués ?

— Nous servons le grand Découdre ! Le grand Découdre exècre toute vie sur le Tapis !

— Un simple phénomène naturel, bougonna Forficule. Il finira par révéler ses secrets face à l’observation scientifique et à la déduction.

Jornariliche lui adressa un grognement.

— Jetez-le quelque part au fond d’un cachot, ordonna Fléau. Je n’ai pas le temps de l’écouter.

— Je ne crois pas qu’il reste de cachots, fit observer Glurk.

— Eh bien, alors, faites-lui en bâtir un, et vous le jetterez dedans quand il sera terminé.

— Mais on devrait le tuer !

— Non. Tu écoutes trop Brocando, répondit Fléau.

Brocando se dressa sur ses ergots.

— Tu le connais ! Pourquoi ne pas le tuer… commença-t-il.

Mais on l’interrompit.

— Parce que ce qu’il est ne compte pas. Ce qui compte, c’est ce que nous sommes, nous.

Tout le monde tourna la tête. Même Jornariliche.

C’était moi, pensa Snibril. Je ne me suis pas aperçu que je parlais à voix haute. Oh, tant pis…

— Voilà ce qui compte, poursuivit-il. C’est pour cela qu’Uzure a été édifiée. Parce que les gens voulaient trouver d’autres solutions que la guerre. Et ne plus avoir peur du futur.

— Mais nous n’avons jamais fait partie de l’Empire ! protesta Brocando.

— Quand l’heure du choix a sonné, de quel côté vous êtes-vous rangés ? lui demanda Snibril. De toute façon, vous faisiez partie de l’Empire. Vous ne le saviez pas, c’est tout. Vous avez passé tant de temps à clamer que vous n’en faisiez pas partie que vous avez fini… eh bien, par en faire partie. Que feriez-vous si l’Empire n’existait pas ? Vous recommenceriez à balancer les gens du haut du roc.

— Je ne balance pas les gens du haut du roc !

La tête de Jornariliche allait de l’un à l’autre, fascinée.

— Pourquoi avez-vous arrêté de le faire ? demanda Snibril.

— Eh bien… Ce n’était plus le… Ça n’a rien à voir !

— Eux ? s’étonna Jornariliche. Ce sont eux qui m’ont vaincu ? Ces faibles avortons qui passent leur temps à se chamailler ?

— Incroyable, n’est-ce pas ? lui lança Fléau. Emportez-le et enfermez-le à clé.

— J’exige une mort honorable !

— Ecoute-moi, tonna Fléau d’une voix qui semblait de bronze. J’ai tué Gormaliche parce que de tels individus ne devraient pas avoir le droit d’exister. Pour toi, je n’ai pas encore de certitude arrêtée. Mais si tu m’ennuies encore une fois, je t’abattrai sur place. Maintenant… emportez-le.

Jornariliche ouvrit la bouche, avant de la clore à nouveau. Snibril examina les deux personnages. Il en serait capable, songea-t-il. Sur-le-champ. Pas par cruauté ni par colère, mais simplement parce que cela serait nécessaire.

L’idée lui vint qu’il préférerait nettement avoir affaire à un Brocando en proie à l’ivresse des batailles, ou à un Jornariliche en rage, qu’à Fléau.

— Mais Snibril a raison, cela dit, intervint Forficule, tandis qu’on faisait sortir le moize silencieux. Tout le monde a toujours agi selon les anciennes coutumes. Il faut en trouver de nouvelles. Sinon, il n’y en aura plus aucune, ni anciennes ni nouvelles. Nous ne voulons pas avoir vécu tout ce que nous avons vécu pour reprendre nos disputes sur de nouveaux sujets. L’Empire…

— Je ne sais pas s’il y aura encore un Empire, intervint Fléau.

— Quoi ? Mais il en faut un ! s’exclama Forficule.

— Il pourrait y avoir mieux, dit Fléau. J’y réfléchis. Une union de beaucoup de petits pays et de cités vaudrait mieux qu’un seul immense Empire. Je ne sais pas.

— Et une voix pour les femmes, lança Dame Vortex depuis la foule.

— Ça aussi, peut-être, concéda Fléau. Chacun devrait y trouver son compte.

Il leva la tête. Aux derniers rangs, se tenaient quelques Vivants. Ils n’avaient pas dit mot. Nul ne savait comment ils s’appelaient.

— Chacun devrait y trouver son compte, répéta Fléau. Nous devrions en discuter…

Un Vivant s’avança et retira son capuchon, révélant que c’était en fait une Vivante.

— Je dois vous parler, dit-elle.

Tous les Vivants dans la salle retirèrent leur cagoule.

— Je suis Tarillon, le maître des mines. Nous allons vous quitter. Nous pensons… nous pensons que nous pouvons sentir un futur, désormais. Nous… nous avons retrouvé nos souvenirs.

— Pardon ? demanda Fléau.

— Nous avons choisi un nouveau Fil.

— Je ne comprends rien à ce que vous me racontez.

— Nous sommes redevenus des Vivants. Des Vivants comme ils doivent être. Nous pensons que nous nous remémorons une nouvelle Histoire et donc, à présent, avec votre permission, nous allons reprendre nos vies. (Elle sourit.) Je me souviens d’avoir dit ça !

— Oh, fit Fléau. (Il parut gêné : un homme pragmatique confronté à une situation que le manque de temps l’empêchait de comprendre.) Bien. Parfait. Je suis ravi pour vous. S’il y a quoi que ce soit que nous puissions faire…

— Nous nous reverrons. Nous en sommes… certains.

— Eh bien… Encore merci…

Les Vivants sortaient déjà en file indienne.

Snibril se glissa à leur suite. Dans son dos, il entendit les débats reprendre…

C’était le matin. Les Vivants se hâtaient dans les ruines, et il dut se dépêcher pour les rattraper.

— Tarillon ?

Elle se retourna.

— Oui ?

— Pourquoi partez-vous ? Que vouliez-vous dire ?

Elle fronça les sourcils.

— Nous avons essayé vos… vos… décisions. Nous avons écouté Athan. Il nous a expliqué comment on choisissait. Nous avons essayé. C’est horrible. Comment pouvez-vous supporter ça ? Vivre sans savoir ce qui va arriver. Ne jamais être sûr pendant vos heures de veille que vous reverrez la nuit tomber. Ça nous rendrait fous ! Mais nous sommes des Vivants. Nous ne pouvons changer notre nature. Nous avons aidé à créer une nouvelle Histoire. Maintenant, nous pensons nous en souvenir à nouveau.

— Oh !

— Quelle puissance vous devez avoir, pour affronter tant d’incertitudes.