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Déjà de bonne taille avant l’arrivée des Seanchaniens, Serana était une étape pour les caravanes commerciales en route vers l’est. On dénombrait une bonne dizaine de rues, et au moins autant d’auberges et de tavernes. Matinaux, les villageois étaient déjà à l’ouvrage. Un panier en équilibre sur la tête, des femmes allaient et venaient dans les rues pendant que d’autres allumaient les feux sous les lessiveuses, derrière les maisons. En chemin pour leur lieu de travail, les hommes se croisaient en silence ou s’arrêtaient un moment pour échanger quelques mots. Une matinée normale, avec son lot habituel d’enfants courant partout, poussant leur cerceau ou jonglant avec des balles à grain au milieu des adultes.

Même si tôt, les échos d’une forge se faisaient déjà entendre et les cheminées cessaient les unes après les autres de recracher la fumée du petit déjeuner.

Dans le champ de vision d’Ituralde, personne à Serana n’accordait d’attention aux trois binômes de sentinelles, leur plastron strié de rayures, qui patrouillaient autour du village, leur monture tenue par la bride. Beaucoup plus grand que l’agglomération, le lac défendait très efficacement son quatrième côté. Du coup, les sentinelles se fondaient dans le paysage, comme si elles n’étaient pas vraiment utiles. Et le camp seanchanien qui avait carrément doublé la taille de Serana passait tout aussi inaperçu.

Ituralde secoua la tête, désapprobateur. Lui, il n’aurait sûrement pas accolé le camp au village. Si tous leurs toits étaient en tuiles – rouges, vertes ou bleues – les bâtiments restaient en bois, et un incendie se serait très rapidement répandu dans le camp, dévastant les grands pavillons-entrepôts et les tentes plus modestes où dormaient les soldats. Sans parler des caisses et des tonneaux entassés un peu partout…

Dans des conditions pareilles, tenir à distance les villageois indélicats devait être impossible. Dans toutes les communautés, on trouvait de fieffés voleurs – et la tentation, parfois, faisait basculer d’honnêtes gens du mauvais côté de la loi.

Cet emplacement, cependant, réduisait la distance à parcourir pour aller puiser de l’eau dans le lac… et vider des pintes dans les auberges et les tavernes. Plutôt commode pour les soldats, ça. Mais un signe, surtout, que le commandant n’était pas très exigeant sur la discipline.

Laxisme ou non, on s’activait déjà dans le camp. Comparée à celle des soldats, la journée de travail d’un paysan aurait pu paraître reposante. Le long des lignes de piquets, des hommes s’occupaient déjà des montures tandis que des officiers passaient en revue leurs camarades. Partout, des centaines de costauds chargeaient ou déchargeaient des chariots dont les palefreniers harnachaient déjà l’attelage. Chaque jour, des caravanes arrivaient de l’est ou de l’ouest et d’autres partaient dans les mêmes directions.

Ituralde admirait l’efficacité des Seanchaniens en matière de ravitaillement des troupes. Pour disserter sur ce sujet, les fidèles du Dragon s’étaient montrés très coopératifs, certains proposant même de se rallier au général. Très amers, ces hommes croyaient dur comme fer que les Seanchaniens réduisaient à néant leurs rêves, et ils cherchaient à se venger. Selon leurs dires, ce camp contenait tout ce qu’il fallait pour équiper de pied en cap des milliers de combattants. Bottes, épées, flèches, fers à cheval, outres d’eau – rien ne manquait à l’appel.

Pour l’ennemi, le coup ferait très mal…

Le général abaissa sa longue-vue pour chasser une grosse mouche verte qui voletait autour de son nez. Deux autres vinrent aussitôt la remplacer. Le Tarabon grouillait de mouches. Y était-il habituel que ces insectes naissent si tôt ? Quand Ituralde serait revenu en Arad Doman, ces nuisances commenceraient à peine à apparaître.

S’il retournait un jour chez lui… Non, il ne fallait pas penser ainsi ! Il y retournerait, c’était sûr. Sinon, Tamsin serait mécontente, et ce n’était pas le genre d’épouse dont on avait intérêt à susciter le courroux.

Dans le camp, la plupart des « costauds » étaient des travailleurs civils, pas des soldats, et les Seanchaniens formaient une petite minorité. Pourtant, un détachement de trois cents Tarabonais, leur armure ornée de rayures peintes, avait déboulé la veille à midi, obligeant le général à modifier son plan. Au coucher du soleil, un autre détachement, aussi important, était arrivé juste à temps pour dîner puis dérouler les couvertures là où il y avait de la place. Pour des soldats, disposer de bougies et de lampes à huile était le grand luxe…

Dans le camp, il y avait une de ces femmes tenues en laisse – une fichue damane. Ituralde aurait aimé attendre qu’elle s’en aille – pourquoi serait-elle restée dans un camp de ce genre, dédié à l’intendance ? – mais on était le jour J et il ne voulait pas donner aux Tarabonais l’impression qu’il temporisait. À coup sûr, certains en auraient profité pour se défiler. Quoi qu’il arrive, ils finiraient par le faire, mais il était vital de les garder quelques jours de plus.

Sans porter la longue-vue à son œil, Ituralde tourna la tête vers l’ouest.

— Maintenant ! souffla-t-il.

Comme s’ils obéissaient à son ordre, deux cents hommes au visage couvert d’un voile de mailles jaillirent au galop du couvert des arbres. Lance pointée, ils s’immobilisèrent aussitôt – dans le plus grand désordre – tandis que leur chef remontait et descendait les rangs pour rétablir un semblant de discipline.

De si loin, Ituralde n’aurait pas pu distinguer un visage, même avec sa longue-vue. Cependant, il imaginait aisément la fureur de Tornay Lanasiet, contraint de participer à cette mascarade. Petit mais râblé, ce fidèle du Dragon voyait rouge dès qu’il était question de Seanchaniens. N’importe quels Seanchaniens ! Pour l’empêcher d’attaquer le jour même où ils avaient traversé la frontière, le général avait dû y mettre du sien. La veille, le gaillard s’était réjoui de pouvoir enfin effacer de son plastron les rayures symboles de loyauté vis-à-vis des Seanchaniens. Mais qu’importait sa fougue ! Jusque-là, il exécutait à la lettre les ordres du général.

Alors que les sentinelles les plus proches de Lanasiet tournaient bride pour foncer vers le village et le camp, Ituralde tourna la tête vers leur destination et leva de nouveau sa longue-vue.

Les guetteurs allaient donner l’alerte en vain, car tout mouvement avait cessé. Quelques hommes désignaient du doigt les soldats qui venaient d’apparaître, et les autres, travailleurs compris, les regardaient avec des yeux ronds. Des maraudeurs, ici ?

Raid des Aiels ou non, les Seanchaniens tenaient le Tarabon pour leur fief, et ils s’y sentaient en sécurité. Dans le village, tout le monde fixait les attaquants, et personne ne semblait en croire ses yeux. Ces gens-là non plus ne s’attendaient pas à une attaque.

Selon Ituralde, les Seanchaniens avaient raison de se sentir chez eux au Tarabon. Une opinion qu’il ne partagerait avec aucun Tarabonais, en tout cas dans un avenir immédiat.

Chez des hommes entraînés, cela dit, la surprise ne durerait pas longtemps. Dans le camp, des soldats couraient déjà vers leur monture. Malgré les palefreniers qui s’agitaient autour, tous les équidés n’étaient pas encore sellés, mais ça changerait vite.

Une centaine d’archers ennemis formèrent les rangs et entreprirent de traverser Serana au pas de course. Comprenant que la menace était grave, les villageois avaient pris les plus jeunes enfants dans les bras et poussaient les autres vers les maisons. En un clin d’œil, les rues se vidèrent, ne laissant que les archers en armure laquée, si facilement reconnaissables à leur étrange casque.