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Ituralde tourna sa longue-vue vers Lanasiet et découvrit qu’il menait la charge à la tête de ses hommes.

— Attends encore un peu, marmonna le général. Attends !

Comme s’il entendait de si loin, le Tarabonais leva un bras pour arrêter ses guerriers. À quelque chose comme un quart de lieue du village, ce qui n’était pas si mal… Mais cette tête brûlée aurait dû être au double de distance, tout près de la lisière des arbres, et encore occupée à lutter contre l’indiscipline feinte de ses gars. Mais il faudrait faire avec un quart de lieue…

Le général s’empêcha de tripoter le rubis qu’il portait à l’oreille gauche. La bataille était engagée, et dans l’action, il fallait à tout prix faire croire qu’on était suprêmement détendu et détaché de tout. Montrer qu’on brûlait d’envie d’assommer un de ses alliés n’était jamais judicieux. Les émotions de leur chef contaminaient les hommes, et dès qu’ils ferraillaient avec la rage au cœur, ils multipliaient les bourdes, tombaient comme des mouches et accumulaient les défaites honteuses.

Touchant la mouche en forme de demi-lune qui ornait sa joue – un jour pareil, un homme devait être sur son trente et un –, le général se força à respirer jusqu’à ce qu’il ait retrouvé un calme intérieur équivalent à celui qu’il affichait. Puis il s’intéressa de nouveau au camp.

Presque tous les Tarabonais étaient en selle, à présent. Mais ils attendaient une vingtaine de Seanchaniens commandés par un grand officier au casque orné d’une unique plume. Dès que la jonction fut faite, le groupe partit au galop, suivi de loin par le détachement arrivé la veille au soir.

L’observant chaque fois qu’il apparaissait entre les bâtiments, Ituralde étudia le chef de cette force. La plume unique signalait un lieutenant, voire un sous-lieutenant. En d’autres termes, un jeunot encore vert ou un vétéran grisonnant – pas la même paire de manches, loin de là. Bizarrement, la damane reliée par une chaîne d’argent à une autre femme, montée sur un cheval différent, galopait aussi vite que les autres. Pourtant, ne disait-on pas que ces femmes étaient des prisonnières ? Celle-là, en tout cas, semblait aussi avide d’en découdre que sa sul’dam. Peut-être que…

Soudain, le général eut le souffle coupé et il cessa de s’intéresser à la damane. Dans les rues, il restait encore du monde. Un groupe de sept ou huit hommes et femmes qui marchaient juste devant les cavaliers dont ils ne semblaient pas entendre le vacarme menaçant.

Même s’ils l’avaient voulu, les Seanchaniens n’auraient pas pu s’arrêter. D’ailleurs, pourquoi l’auraient-ils fait, alors que des ennemis se tenaient en face d’eux ?

Malgré la distance, le général remarqua un détail révélateur. Quand ses hommes et lui piétinèrent les malheureux, les mains de l’officier ne tremblèrent pas sur ses rênes. Un vétéran, à l’évidence…

Ituralde murmura une prière pour les morts, puis il abaissa sa longue-vue. Pour voir la suite, l’instrument ne lui servirait à rien.

À deux cents pas hors du village, le grand officier fit former les rangs là où les archers s’étaient déjà arrêtés, prêts à tirer. Après avoir indiqué des directions aux Tarabonais qui le suivaient, l’impitoyable lieutenant se tourna de nouveau vers Lanasiet et porta une longue-vue à son œil. Le soleil s’étant levé, sa lumière se refléta sur le cylindre de l’instrument.

Avec un bel ensemble, les Tarabonais aux armures peintes se répartirent en deux groupes, toutes les lances inclinées selon le même angle. Une démonstration de discipline ! En un clin d’œil, chaque unité fut en position sur un flanc des archers.

Se penchant sur sa selle, le lieutenant échangea quelques mots avec la sul’dam. S’il lançait les deux femmes sur les attaquants, l’opération risquait de tourner au désastre. Mais ça pouvait arriver même s’il ne le faisait pas.

Les derniers Tarabonais se mirent en position derrière leurs camarades. Après avoir enfoncé leur lance dans le sol, ils tirèrent leur arc de l’étui accroché à leur selle.

Lanasiet, qu’il soit maudit, venait de relancer la charge.

Tournant la tête, Ituralde parla assez fort pour que les hommes cachés derrière lui l’entendent.

— Préparez-vous !

Des grincements de cuir signalèrent que l’ordre avait été compris.

Après une autre prière pour les morts, le général lança le mot décisif :

— Maintenant !

Comme un seul homme, les trois cents Tarabonais du général levèrent leur arc et tirèrent. Sans recourir à son instrument optique, Ituralde vit bientôt que la damane, la sul’dam et l’officier, criblés de flèches, venaient de tomber de selle. Donner un ordre pareil lui avait coûté, mais les deux femmes étaient de loin le plus grand danger parmi les combattants adverses.

Les autres flèches de cette première volée éliminèrent presque tous les archers et un bon nombre de cavaliers. Sans laisser aux morts le temps de toucher terre, une deuxième volée vint parachever le travail.

Pris par surprise, les Tarabonais vendus aux Seanchaniens tentèrent de contre-attaquer. Une partie chargèrent, lance abaissée, et les autres, cédant peut-être à la folie qui s’empare des hommes sur un champ de bataille, entreprirent de tirer leur arc de son étui.

Une troisième volée fit un massacre. En venant de haut, les flèches transperçaient sans peine les plastrons. Leur lucidité revenue, les survivants s’avisèrent qu’ils étaient… des survivants, précisément. Presque tous leurs frères d’armes gisaient sur le sol, et la plupart des autres s’efforçaient de rester debout avec deux ou trois projectiles dans le corps.

Le nombre était désormais en faveur des attaquants. Quand quelques défenseurs eurent tourné bride, tous les autres les imitèrent, filant vers le sud avec à leurs basques une dernière volée de flèches qui éclaircit encore leurs rangs.

— Cessez le tir, dit Ituralde. Ça suffit.

Quelques Tarabonais lâchèrent un trait de plus, mais les autres obéirent. L’ennemi étant encore à portée, ils auraient pu lui infliger d’autres pertes, mais à quoi bon risquer de gaspiller des projectiles contre des adversaires en déroute ? Bel exemple de sagesse, aucun cavalier ne se lança à la poursuite des vaincus.

En matière de sagesse, Lanasiet n’avait rien d’un expert. Cape battant au vent, ses deux cents gars et lui collèrent le train aux fugitifs. Le général crut les entendre crier comme des chasseurs sur la piste d’une proie blessée…

— Je crois que nous ne verrons plus Lanasiet, général, dit Jaalam.

Il immobilisa son cheval gris près du hongre d’Ituralde.

— C’est possible, mon jeune ami… Sauf s’il reprend ses esprits. Mais je n’ai jamais cru que les Tarabonais retourneraient en Arad Doman avec nous. Et toi ?

— Même chose, seigneur… En revanche, j’aurais dit que l’honneur de Lanasiet ne sombrerait pas dès la première bataille.

Avec sa longue-vue, le général observa le chef des fidèles du Dragon tarabonais. Cet homme avait perdu l’esprit, et rien ne permettait d’espérer qu’il le retrouverait un jour, car le bon sens lui manquait sans doute depuis la naissance.

Résultat ? Le général venait de perdre un tiers de ses forces – exactement comme si la damane avait fait un massacre. C’était prévu, mais pas si tôt. De quoi devoir de nouveau modifier ses plans, voire viser un objectif différent.

Lanasiet promptement oublié, le général braqua sa longue-vue sur l’endroit où les cavaliers avaient écrabouillé des villageois. De surprise, il lâcha un grognement. On ne voyait pas trace de corps en bouillie. Des amis et des voisins avaient-ils emporté les cadavres ? Au milieu d’une bataille, ce n’était guère vraisemblable. Mais les victimes n’avaient pas pu non plus se relever et rentrer chez elles…