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— À part ces deux points, sir, je suis maintenant certain que nous pouvons construire ici un pont correct du point de vue technique, et raisonnablement résistant.

— C’est exactement cela, Reeves. Vous êtes dans la bonne voie. Un pont raisonnablement résistant et correct du point de vue technique. “Un pont” et non un assemblage innommable. Cela ne sera pas si mal. Je vous le répète, vous avez toute ma confiance. »

Le colonel Nicholson quitta son conseiller technique, satisfait d’avoir trouvé une formule brève, définissant le but à atteindre.

5.

Shears – « Number one », comme l’appelaient les partisans thaïs, dans le hameau isolé où étaient cachés les envoyés de la Force 316 – était lui aussi d’une race qui consacre beaucoup de réflexion et de soins à la préparation méthodique. En fait, l’estime en laquelle le tenaient ses chefs était due à sa prudence et à sa patience pendant la période précédant l’action, autant qu’à sa vivacité et à son esprit de décision quand l’heure de celle-ci était venue. Warden, le professeur Warden, son adjoint, avait également la réputation justifiée de ne rien laisser au hasard, lorsque les circonstances le permettaient. Quant à Joyce, le dernier membre et le benjamin de l’équipe, qui avait encore en mémoire les cours suivis à Calcutta, à l’école spéciale de la « Plastic & Destructions Co. Ltd », il paraissait, malgré son jeune âge, avoir la cervelle solide, et Shears ne méprisait pas ses avis. Aussi, au cours des conférences quotidiennes, tenues dans la cabane indigène où deux pièces leur avaient été réservées, toutes les idées intéressantes étaient-elles passées au crible et toutes les suggestions examinées à fond.

Les trois compagnons discutaient, ce soir-là, autour d’une carte que Joyce venait d’accrocher à un bambou.

« Voici le tracé approximatif de la ligne, sir, dit-il. Les renseignements concordent assez bien. »

Joyce, dessinateur industriel dans la vie civile, avait été chargé de reporter sur une carte à grande échelle les renseignements recueillis sur le railway de Birmanie et de Thaïlande.

Ceux-ci étaient abondants. Depuis un mois qu’ils avaient été parachutés, sans accident, au point prévu, ils avaient réussi à se créer des sympathies nombreuses, qui s’étendaient assez loin. Ils avaient été reçus par des agents thaïs et hébergés dans ce petit hameau de chasseurs et de contrebandiers, perdu au milieu de la jungle, loin de toute voie de communication. La population haïssait les Japonais. Shears, professionnellement méfiant, s’était peu à peu convaincu de la loyauté de ses hôtes.

La première partie de leur mission se poursuivait avec succès. Ils avaient secrètement pris contact avec plusieurs chefs de village. Des volontaires étaient prêts à les aider. Les trois officiers avaient commencé à les instruire. Ils les initiaient à l’emploi des armes qu’utilisait la Force 316. La principale de ces armes était le « plastic », une pâte molle, brune, malléable comme de la glaise, en laquelle plusieurs générations de chimistes du monde occidental avaient patiemment réussi à concentrer toutes les vertus des explosifs antérieurement connus, et quelques autres supplémentaires.

« Il y a un très grand nombre de ponts, sir, continua Joyce, mais beaucoup sont peu intéressants, je pense. Voici la liste, depuis Bangkok jusqu’à Rangoon, sous réserve d’informations plus précises. »

Le « sir » était adressé au commandant Shears, Number one. Pourtant, si la discipline était stricte au sein de la Force 316, le formalisme n’était pas de règle dans les groupes en mission spéciale ; aussi Shears avait-il insisté plusieurs fois auprès de l’aspirant Joyce pour qu’il supprimât le « sir ». Il n’avait pas obtenu satisfaction sur ce point. Une habitude, antérieure à sa mobilisation, pensait Shears, le faisait toujours revenir à cette formule.

Cependant Shears n’avait eu jusque-là qu’à se louer de Joyce, qu’il avait choisi à l’école de Calcutta d’après les notes des instructeurs, d’après son aspect physique, et surtout en se fiant à son propre flair.

Les notes étaient bonnes et les appréciations élogieuses. Il apparaissait que l’aspirant Joyce, volontaire comme tous les membres de la Force 316, avait toujours donné entière satisfaction, et fait preuve, partout où il était passé, d’une extraordinaire bonne volonté ; ce qui était déjà quelque chose, pensait Shears. Sa fiche d’incorporation le représentait comme un ingénieur-dessinateur, employé dans une grosse entreprise industrielle et commerciale ; un petit employé, vraisemblablement. Shears n’avait pas cherché à en savoir davantage sur ce point. Il estimait que toutes les professions peuvent amener à la « Plastic & Destructions Co. Ltd », et que le passé est le passé.

En revanche, toutes les qualités signalées chez Joyce n’auraient pas paru suffisantes au commandant Shears pour qu’il l’emmenât comme troisième membre de l’expédition, si elles n’avaient été renforcées par d’autres, plus difficiles à apprécier, et pour lesquelles il ne se fiait guère qu’à son impression personnelle. Il avait connu des volontaires excellents à l’entraînement, mais dont les nerfs étaient incapables de se plier à certaines besognes qu’exigeait le service de la Force 316. Il ne leur en voulait d’ailleurs pas pour ces défaillances. Shears avait, sur ces questions, des idées à lui.

Il avait donc convoqué ce compagnon éventuel, pour essayer de se rendre compte de certaines possibilités. Il avait prié son ami, Warden, d’assister à l’entrevue, car l’avis du professeur, pour un choix de ce genre, n’était pas négligeable. Le regard de Joyce lui avait plu. Il n’était probablement pas d’une force physique extraordinaire, mais il était en bonne santé et paraissait bien équilibré. Les réponses simples et directes à ses questions prouvaient qu’il avait le sens des réalités, qu’il ne perdait jamais de vue le but à atteindre, et qu’il comprenait parfaitement ce qu’on attendait de lui. Par-dessus tout, la bonne volonté était effectivement lisible dans son regard. Il mourait d’envie, c’était évident, d’accompagner les deux anciens, depuis qu’il avait entendu parler à mots couverts d’une mission hasardeuse.

Shears avait alors soulevé un point qui lui tenait au cœur et qui avait son importance.

« Pourriez-vous vous servir d’une arme comme celle-ci ? » avait-il demandé.

Il lui avait mis sous les yeux un poignard effilé. Ce poignard faisait partie de l’équipement que les membres de la Force 316 emportaient en mission spéciale. Joyce ne s’était pas troublé. Il avait répondu qu’on lui avait appris le maniement de cette arme et que les cours de l’école comportaient un entraînement sur des mannequins. Shears avait insisté.

« Ce n’était pas là le sens de ma question. Je veux dire : êtes-vous sûr que vous “pourriez” vraiment vous en servir, étant de sang-froid ? Beaucoup d’hommes savent, mais ne peuvent pas. »

Joyce avait compris. Il avait réfléchi en silence et répondu gravement :

« Sir, c’est une question que je me suis déjà posée.

— C’est une question que vous vous êtes déjà posée ? avait répété Shears, en le regardant curieusement.

— Véritablement, sir. Je dois avouer qu’elle m’a même tourmenté. J’ai essayé de me représenter…

— Et alors ? »

Joyce n’avait hésité que quelques secondes.

« En toute franchise, sir, j’espère pouvoir donner satisfaction sur ce point, si c’est nécessaire. Je l’espère vraiment ; mais je ne peux pas répondre d’une manière absolument affirmative. Je ferai tout mon possible, sir.

— Jamais eu l’occasion de pratiquer réellement, n’est-ce pas ?