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— Jamais, sir. Mon métier ne favorisait pas cet entraînement », avait répondu Joyce, comme s’il cherchait une excuse.

Son attitude exprimait un regret si sincère, que Shears n’avait pu réprimer un sourire. Warden s’était brusquement mêlé à la conversation.

« L’enfant a l’air de croire, Shears, que mon métier, à moi, prépare spécialement à ce genre de travail. Professeur de langues orientales ! Et le vôtre : officier de cavalerie !

— Ce n’est pas exactement ce que j’ai voulu dire, sir, avait balbutié Joyce, en rougissant.

— Il n’y a guère que chez nous, je crois bien, avait conclu philosophiquement Shears, que ce travail-là, comme vous dites, peut être pratiqué occasionnellement par un diplômé d’Oxford et un ancien cavalier… après tout, pourquoi pas un dessinateur industriel ? »

« Prenez-le », avait été le seul conseil, laconique, donné par Warden à l’issue de cet entretien. Shears l’avait suivi. Après réflexion, lui-même n’avait pas été trop mécontent de ces réponses. Il se méfiait également des hommes qui se surestimaient et de ceux qui se sous-estimaient. Il appréciait ceux qui savaient discerner à l’avance le point délicat d’une entreprise, qui avaient assez de prévoyance pour s’y préparer, et d’imagination pour se le représenter mentalement ; à condition qu’ils n’en fussent pas hypnotisés. Il était donc, au départ, satisfait de son équipe. Quant à Warden, il le connaissait depuis longtemps et savait très exactement ce qu’il « pouvait » faire.

Ils restèrent longtemps absorbés dans la contemplation de la carte, pendant que Joyce montrait les ponts avec une baguette, et en énonçait les traits particuliers. Shears et Warden écoutaient, attentifs, le visage curieusement tendu, quoiqu’ils connussent déjà par cœur le résumé de l’aspirant. Les ponts suscitaient toujours un intérêt puissant chez tous les membres de la « Plastic & Destructions Co. Ltd », un intérêt d’un caractère presque mystique.

« Ce sont de simples passerelles que vous nous décrivez là, Joyce, dit Shears. Nous voulons frapper un grand coup, ne l’oubliez pas.

— Aussi, sir, ne les ai-je mentionnées que pour mémoire. En fait, il n’y a guère, je crois, que trois ouvrages vraiment intéressants. »

Tous les ponts n’étaient pas également dignes d’attention pour la Force 316. Number one partageait l’opinion du colonel Green sur l’opportunité de ne pas donner l’éveil aux Japonais avant l’achèvement du railway, par des actions de faible importance. Aussi avait-il décidé que l’équipe ne manifesterait pas sa présence pour l’instant, et se contenterait de recueillir, au cantonnement, les renseignements des agents indigènes.

« Il serait stupide de tout gâcher en nous amusant à démolir deux ou trois camions, disait-il parfois, pour faire prendre patience à ses compagnons. Ce qu’il faut, c’est débuter par un grand coup. C’est nécessaire pour nous imposer dans le pays, aux yeux des Thaïs. Attendons que les trains circulent sur le railway. »

Son intention bien arrêtée étant de commencer par un « grand coup », il était évident que les ponts de minime importance devaient être éliminés. Le résultat de cette première intervention devait compenser la longue période inactive des préparatifs, et, à lui seul, donner une allure de succès à leur aventure, même si les circonstances voulaient qu’elle ne fût suivie d’aucune autre. Shears savait que l’on ne peut jamais dire si l’action présente sera suivie d’une action future. Cela, il le gardait pour lui, mais ses deux camarades l’avaient compris, et la perception de cette arrière-pensée n’avait pas ému l’ex-professeur Warden, dont l’esprit rationnel approuvait cette façon de voir et de prévoir.

Elle n’avait pas paru, non plus, inquiéter Joyce, ni refroidir l’enthousiasme qu’avait fait naître en lui la perspective du grand coup. Elle semblait au contraire l’avoir surexcité, en lui faisant concentrer toutes les puissances de sa jeunesse sur cette occasion probablement unique ; sur ce but inespéré soudainement dressé devant lui comme un phare étincelant, projetant le rayonnement éblouissant du succès dans le passé et l’éternité future, illuminant de feux magiques la pénombre grise qui avait obscurci jusqu’alors le chemin de son existence.

« Joyce a raison, dit Warden, toujours économe de ses paroles. Trois ponts seulement sont intéressants pour nous. L’un est celui du camp n° 3.

— Je crois qu’il faut définitivement éliminer celui-là, dit Shears. Le terrain découvert ne se prête pas à l’action. De plus, il est dans la plaine. Les berges sont basses. La reconstruction serait trop facile.

— L’autre est près du camp n° 10.

— Il est à considérer, mais il se trouve en Birmanie, où nous n’avons pas la complicité de partisans indigènes. En outre…

— Le troisième, sir, dit précipitamment Joyce, sans s’apercevoir qu’il coupait la parole à son chef, le troisième est le pont de la rivière Kwaï. Il ne présente aucun de ces inconvénients. La rivière a quatre cents pieds de large et coule entre de hautes berges escarpées. Il ne se trouve qu’à deux ou trois jours de marche de notre hameau. La région est pratiquement inhabitée et couverte de jungle. On peut s’en approcher sans être aperçu et le dominer d’une montagne d’où l’on a des vues sur toute la vallée. Il est très loin de tout centre important. Les Japonais prennent un soin particulier à sa construction. Il est plus large que tous les autres ponts et comporte quatre rangées de piliers. C’est l’ouvrage le plus considérable de toute la ligne et le mieux situé.

— Vous paraissez avoir bien étudié les rapports de nos agents, remarqua Shears.

— Ils sont très clairs, sir. Il me semble à moi que le pont…

— Je reconnais que le pont de la rivière Kwaï est digne d’intérêt, dit Shears en se penchant sur la carte. Vous n’avez pas le jugement trop mauvais pour un débutant. Le colonel Green et moi-même avons déjà repéré ce passage. Mais nos renseignements ne sont pas encore assez précis, et il peut y avoir d’autres points où l’action soit plus favorable… Et où en est l’exécution de ce fameux pont, Joyce, vous qui en parlez comme si vous l’aviez vu ? »

6.

L’exécution était en bonne voie. Le soldat anglais est naturellement travailleur et il accepte sans murmure une sévère discipline, pourvu qu’il ait confiance en ses chefs et qu’il aperçoive au début de chaque journée une source de dépense physique assez abondante pour assurer son équilibre nerveux.

Au camp de la rivière Kwaï, les soldats accordaient toute leur estime au colonel Nicholson. Qui ne l’eût fait après son héroïque résistance ? D’autre part, la tâche imposée n’était pas de celles qui autorisent les égarements intellectuels. Aussi, après une brève période d’hésitations, pendant laquelle ils cherchèrent à approfondir les intentions réelles de leur chef, ils s’étaient mis sérieusement à l’ouvrage, avides de démontrer leur habileté à construire, après avoir fourni la preuve de leur ingéniosité en matière de sabotage. Le colonel Nicholson avait d’ailleurs dissipé toute éventualité de malentendu, d’abord par une allocution où il expliqua très clairement ce qu’il attendait d’eux, ensuite en infligeant des punitions sévères à quelques récalcitrants qui n’avaient pas bien compris. Ceux-ci ne lui gardèrent pas rancune, tant ces peines leur parurent motivées.

« Je connais ces garçons mieux que vous, croyez-moi », répliqua un jour le colonel à Clipton, qui avait osé protester contre une tâche jugée trop pénible, pour des hommes insuffisamment nourris et en mauvais état de santé. « J’ai mis trente ans pour arriver à les connaître. Rien n’est plus mauvais pour leur moral que l’inaction, et leur physique dépend largement de leur moral. Une troupe qui s’ennuie est une troupe battue d’avance, Clipton. Laissez-les s’endormir et vous verrez se développer chez eux un esprit malsain. Au contraire, remplissez chaque minute de leur journée d’un travail fatigant : la bonne humeur et la santé sont assurées.