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Celui-ci parla encore, d’une voix posée que Clipton jugea inquiétante. Il ne s’était pas trompé. Des soldats s’éloignèrent et rapportèrent les deux mitrailleuses placées à l’entrée du camp. Ils les installèrent à droite et à gauche de Saïto. Les craintes de Clipton se transformèrent en une affreuse angoisse. La scène lui apparaissait à travers la paroi en bambou de son « hôpital ». Derrière lui, une quarantaine de malheureux étaient entassés les uns contre les autres, couverts de plaies suppurantes. Quelques-uns s’étaient traînés à côté de lui et regardaient aussi. L’un d’eux poussa une sourde exclamation :

« Doc, ils ne vont pas… ! Ce n’est pas possible ! Ce singe jaune n’osera pas ?… Et le vieux qui s’entête ! »

Clipton était presque certain que le singe jaune allait oser. La plupart des officiers rassemblés derrière leur colonel partageaient cette conviction. Il y avait déjà eu plusieurs cas d’exécution massive lors de la prise de Singapour. Visiblement, Saïto avait fait éloigner la troupe pour ne pas conserver de témoins gênants. Il parlait maintenant en anglais, ordonnant aux officiers de prendre des outils et de se rendre au travail.

La voix du colonel Nicholson se fit entendre de nouveau. Il déclara qu’ils n’obéiraient pas. Personne ne bougea. Saïto prononça un autre commandement. Des bandes furent engagées dans les mitrailleuses, et les canons furent pointés sur le groupe.

« Doc, gémit de nouveau le soldat à côté de Clipton. Doc, le vieux ne cédera pas, je vous dis… Il ne comprend pas. Il faut faire quelque chose ! »

Ces paroles réveillèrent Clipton, qui s’était senti jusque-là paralysé. Il était évident que « le vieux » ne se rendait pas compte de la situation. Il ne soupçonnait pas que Saïto irait jusqu’au bout. Il était urgent de faire quelque chose, comme disait le soldat, de lui expliquer qu’il ne pouvait pas sacrifier ainsi une vingtaine d’hommes, par entêtement et par amour des principes ; que, ni son honneur, ni sa dignité ne souffriraient parce qu’il se serait inoliné devant la force brutale, comme tous l’avaient fait dans les autres camps. Les mots se pressaient sur sa bouche. Il se précipita au-dehors en interpellant Saïto.

« Attendez, colonel, un moment ; je vais lui expliquer ! »

Le colonel Nicholson lui jeta un regard sévère.

« Cela suffit, Clipton. Il n’y a rien du tout à m’expliquer. Je sais très bien ce que je fais. »

Le médecin n’eut d’ailleurs pas le temps de joindre le groupe. Deux gardes s’étaient brutalement emparés de lui et l’immobilisaient. Mais sa brusque sortie paraissait tout de même avoir fait réfléchir Saïto, qui hésita. Tout d’une traite, très vite, Clipton lui cria, certain que les autres Japonais ne comprendraient pas :

« Je vous avertis, colonel, que j’ai été témoin de toute la scène, moi et les quarante malades de l’hôpital. Il ne sera pas possible d’invoquer une révolte collective ou une tentative d’évasion. »

C’était la dernière carte, dangereuse, à jouer. Même aux yeux des autorités japonaises, Saïto n’aurait pas pu justifier cette exécution sans une excuse. Il ne devait pas conserver de témoin britannique. Ou bien, logique jusqu’au bout, il allait faire massacrer tous les malades, avec leur médecin, ou bien, il lui faudrait renoncer à sa vengeance.

Clipton sentit qu’il avait temporairement gagné la partie. Saïto parut réfléchir un long moment. En fait, il étouffait entre sa haine et l’humiliation d’une défaite, mais il ne donna pas l’ordre de tirer.

Il ne donna d’ailleurs aucun ordre aux servants, qui restèrent assis devant leur mitrailleuse, l’arme pointée. Ils demeurèrent ainsi longtemps, très longtemps, car Saïto ne pouvait pas accepter de « perdre la face » au point de commander le retrait des pièces. Ils passèrent là une grande partie de la matinée, sans se risquer à bouger, jusqu’à ce que le terrain de rassemblement fût désert.

C’était un succès très relatif, et Clipton n’osait pas trop penser au sort qui attendait les rebelles. Il se consolait en se disant qu’il avait évité le pire. Des gardes emmenèrent les officiers vers la prison du camp. Le colonel Nicholson fut entraîné par deux géants coréens, qui faisaient partie de la garde personnelle de Saïto. Il fut conduit dans le bureau du colonel japonais, petite pièce qui communiquait avec sa chambre, ce qui lui permettait d’aller fréquemment rendre visite à sa réserve d’alcool. Saïto suivit lentement son prisonnier et poussa soigneusement la porte. Bientôt, Clipton, qui dans le fond avait le cœur sensible, frémit en entendant le bruit des coups.

5.

Après avoir été battu pendant une demi-heure, le colonel fut placé dans une cabane qui ne contenait ni couche ni siège, et où il était obligé de s’allonger dans la boue humide couvrant le sol, lorsqu’il était fatigué de rester debout. On lui donna comme nourriture un bol de riz couvert de sel, et Saïto le prévint qu’il le laisserait là jusqu’à ce qu’il fût décidé à obéir.

Pendant une semaine, il ne vit d’autre figure que celle d’un garde coréen, une brute à face de gorille, qui rajoutait chaque jour, de sa propre autorité, un peu de sel à la ration de riz. Il se forçait cependant à avaler quelques bouchées, puis lampait d’un seul coup son insuffisante ration d’eau, et se couchait sur le sol, essayant de mépriser ses souffrances. Il lui était interdit de sortir de sa cellule, qui devint un cloaque abject.

Au bout de cette semaine, Clipton obtint enfin la permission de lui rendre visite. Auparavant, le docteur fut convoqué par Saïto, auquel il trouva l’air sombre d’un despote anxieux. Il le devina oscillant entre la colère et l’inquiétude qu’il tentait de dissimuler sous un ton froid.

« Je ne suis pas responsable de ce qui arrive, dit-il. Le pont de la rivière Kwaï doit être construit rapidement, et un officier nippon ne peut pas tolérer cette bravade. Faites-lui comprendre que je ne céderai pas. Dites-lui que le même traitement est appliqué, par sa faute, à tous les officiers. Si cela ne suffit pas, les soldats souffriront de son entêtement. Je vous ai laissés tranquilles jusqu’ici, vous et vos malades. J’ai poussé la bonté jusqu’à accepter qu’ils soient exemptés de travail. Je considérerai cette bonté comme une faiblesse s’il persiste dans son attitude. »

Il le congédia sur ces paroles menaçantes et Clipton fut conduit devant le prisonnier. Il fut d’abord bouleversé et épouvanté par la condition à laquelle son chef était réduit et par la dégradation physique que son organisme avait subie en si peu de temps. Le son de la voix, à peine perceptible, semblait un écho lointain et étouffé des accents autoritaires que le médecin avait encore dans l’oreille. Mais ce n’étaient là que des apparences. L’esprit du colonel Nicholson n’avait éprouvé aucune métamorphose, et les paroles qu’il prononçait étaient toujours les mêmes, quoique émises sur un timbre différent. Clipton, décidé en entrant à le persuader de céder, se rendit compte qu’il n’avait aucune chance de le convaincre. Il épuisa rapidement les arguments préparés, puis resta court. Le colonel ne discuta même pas et dit simplement :

« Faites part aux autres de ma volonté absolue. En aucune circonstance, je ne puis tolérer qu’un officier de mon régiment travaille comme un manœuvre. »

Clipton quitta la cellule, partagé une fois encore entre l’admiration et l’exaspération, en proie à une troublante incertitude quant à la conduite de son chef, hésitant à le vénérer comme un héros ou à le considérer comme un effroyable imbécile, se demandant s’il ne serait pas opportun de prier le Seigneur pour qu’il rappelât à Lui le plus tôt possible, en lui accordant l’auréole des martyrs, un fou dangereux dont la conduite risquait d’attirer les pires catastrophes sur le camp de la rivière Kwaï. Saïto avait dit à peu près la vérité. Un traitement à peine plus humain était appliqué aux autres officiers, et la troupe subissait, à chaque instant, les brutalités des gardes. En s’en allant, Clipton songeait aux périls qui menaçaient ses malades.